C'est un livre qui, en plein confinement, sonne comme une invitation à honorer la culture, la puissance des images et l'importance des cinémathèques. Avec son polyphonique 100 grands films de réalisatrices, la journaliste et autrice Véronique Le Bris, fondatrice et rédactrice en cheffe du média digital Cine-Woman et créatrice du Prix Alice Guy, déploie une sélection stimulante en diable afin de célébrer les femmes cinéastes.
Cinéastes françaises, américaines, allemandes, italiennes, mais aussi coréennes, iraniennes, turques... Tous les regards féminins se croisent dans ce voyage aux noms tantôt familiers tantôt méconnus, oubliés ou émergents. Au sein de ce panorama vivace, des classiques, mais également des perles, à (re)découvrir ou réhabiliter.
Véronique Le Bris nous dit tout sur sept d'entre elles.
"J'avoue avoir modestement contribué au revival d'Alice Guy en France en lançant le Prix à son nom. Quand j'ai découvert cette cinéaste, j'étais journaliste ciné depuis plus de dix ans déjà et pourtant je n'avais jamais entendu parler d'elle, ni de son parcours incroyable. Le souci étant que ses films sont restaurés (par Gaumont) et accessibles, mais jamais projetés. La dernière rétrospective d'Alice Guy à la Cinémathèque date des années 80 !
Les films de sa période américaine, dont celui-ci fait partie, sont plus élaborés, d'un point de vue technique, et d'un point de vue l'écriture également, que ses débuts en France. Ici, bien que le film soit en noir et blanc, Alice Guy emploie des filtres de couleurs pour marquer une temporalité (un filtre bleu pour signifier que la scène se passe la nuit par exemple).
De plus, ce récit en cinq actes, qui part d'un procès, nous est narré en flash-backs, avec des points de vue et des décors différents. On est plus du tout dans le champ du théâtre du théâtre filmé. Tout cela est assez complexe pour l'époque, voire même, innovant"
"C'est un classique du cinéma américain expérimental signé Maya Deren, une cinéaste de l'Europe de l'Est. Il a inspiré des auteurs comme David Lynch. Un film de sensations, à la musique entêtante, qui libère une forme de torpeur, exprime une certaine fascination de la mort, et une obsession surréaliste pour certains motifs et objets.
Une expérience fascinante et exigeante donc, par une réalisatrice singulière, qui a côtoyé des artistes comme John Cage et Anaïs Nin. On pourrait l'envisager comme un rêve de sieste, empli d'images puissantes, qui finit par vous obséder. La cinéaste autrichienne Jessica Hausner en parle très souvent comme l'une de ses influences."
"Voilà un film jouissif, qui nous fait suivre les tribulations de deux petites pestes impertinentes au sein de la Tchécoslovaquie meurtrie et troublée des années soixante. Une oeuvre forcément politique donc, où la légèreté jubilatoire de nos héroïnes, deux véritables bad girls, contraste avec une gravité sociale certaine.
On retrouve là une énergie qui concerne beaucoup de films réalisés par des femmes : à savoir, cette impression que, puisque ces dernières peinent davantage à avoir accès au système cinématographique et doivent se battre pour faire leurs films, ceux-ci se voient en retour traversés d'un élan vital, d'une audace, voire même d'une subversion évidente. Ce qu'elles ont à dire devient nécessaire, et pas forcément aimable par ailleurs.
C'est ce qu'exprime Les Petites Marguerites."
"Portier de nuit est un film scandaleux, toujours aussi dérangeant aujourd'hui. C'est à partir de témoignages recueillis de résistantes et de femmes déportées que la réalisatrice italienne Liliana Cavani a imaginé ce récit très incompris, l'histoire d'une relation sadomasochiste entre une ancienne déportée et un ancien officier SS.
La cinéaste souhaitait ainsi montrer les limites du Mal et de l'âme humaine, la nature d'une certaine fascination morbide également, inavouable, l'ambivalence de la condition humaine enfin. En interview, Liliana Cavani parle notamment de la 'séduction du nazisme'. C'est un film capital, dont la force émane notamment de l'ambiguïté de Lucia Atherton, le personnage de Charlotte Rampling.
Un personnage qui, je crois, n'aurait pas forcément été traité de la même façon par un réalisateur masculin. Là, elle n'est jamais totalement le jouet sexuel de son bourreau, et prend volontiers le pouvoir."
"L'amour violé a fait grand bruit à l'époque. C'est un film militant qui, aux antipodes de l'érotisation du viol à l'écran, nous montre le viol du point de vue d'une femme, en dévoile toute la brutalité, puis en analyse notamment les conséquences psychologiques. Yannick Bellon suit son héroïne dans sa "vie d'avant", filme son viol par quatre hommes (avec, parmi les interprètes des agresseurs, Daniel Auteuil et Pierre Arditi), et ce qui s'ensuit.
C'est un film cru, qui porte un discours, puisqu'il tend à provoquer une prise de conscience globale, mais n'est jamais démonstratif pour autant. Il contraste enfin avec certains imaginaires, relatifs au sous-genre du 'rape & revenge' notamment, des films où la victime sera la plupart du temps jeune et jolie, son agression érotisée, et, soit dit en passant, généralement mise en scène par des cinéastes masculins.
Cela étant, dans un exemple récent de ce genre-là comme Revenge, réalisé par une femme (la cinéaste française Coralie Fargeat), la protagoniste est également perçue comme un objet sexuel (même si le cliché était souhaité, afin d'être renversé au final). L'amour violé tranche avec toutes ces représentations."
"Allemagne mère blafarde nous raconte la manière dont la Seconde guerre mondiale a pu être vécue par les civils en Allemagne, un point de vue rarement exploré sur grand écran, loin des armées, des protagonistes masculins, des scénarios traditionnels et des visions "héroïques" inhérentes aux films de guerre.
Et c'est, à mon sens, l'une des meilleures oeuvres jamais faites sur un conflit mondial. A travers ses personnages tragiques, Helma Sanders-Brahms suggère l'étendue de la souffrance du peuple allemand. Son film est un choc d'une brutalité incroyable, parcouru d'images puissantes et d'une fascinante symbolique."
"C'est une fiction qui part d'une réalité dramatique (la perduration des chasses aux sorcières dans l'Afrique d'aujourd'hui) mais va plutôt côtoyer l'imaginaire de la fable, en se jouant volontiers de cette ambiguïté. A travers le regard d'une petite fille, ce film évoque les 'camps de sorcières' exploités comme des attractions touristiques. Une manière pour la cinéaste de fustiger, entre autres, la société de consommation.
Une oeuvre intéressante à plus d'un titre. Déjà, car I Am Not A Witch est une production de Zambie, territoire de cinéma que l'on connaît très peu. Ensuite car il n'est pas si courant que les femmes cinéastes mettent en scène la figure de la sorcière, pourtant populaire sur grand écran. Enfin, car les plans splendides sont loin d'être rares dans le cinéma de Rungano Nyoni, qui propose des séquences magnifiques."
"Cette fiction marocaine nous raconte l'histoire de Sofia, une jeune femme qui apprend sa grossesse dans une société où les relations sexuelles hors mariage sont punies de prison. Le scénario de Sofia est admirablement écrit, en plus d'aborder un sujet très important - les maternités non-désirées, les lois patriarcales répressives.
Ce que décrit Meryem Benm'Barek est évidemment terrible. Et son scénario, très malin et subtil. Notre jeune héroïne de dix sept ans, qui semble condamnée, va progressivement se servir des moyens mis à sa disposition dans son entourage familial pour se sauver d'une situation en sa défaveur. Un vrai film politique."
100 grands films de réalisatrices, par Véronique Le Bris.
Editions Grund, 228 p.