C'est une silhouette qui se faufile dans la pénombre. Le pas s'accélère, le souffle se fait court. Elle se retourne, elle tremble. Il est là, tapi dans l'ombre. Et il la suit, plus de doute. Elle entend sa démarche menaçante, de plus en plus proche. Elle panique, vacille. Fondu au noir.
Ces cinq minutes glaçantes constituent le pivot d'Outrage (1950), troisième long-métrage de la réalisatrice Ida Lupino. Un film qui, 68 ans avant le raz-de-marée #MeToo et en plein coeur des fifties ultra-conservatrices, portait en lui les ferments d'un cinéma social, réaliste et profondément féministe. Car pour l'une des premières fois dans l'Histoire du septième art (après Johnny Belinda de Jean Negulesco en 1948), cette oeuvre révolutionnaire abordait le thème du viol, ses conséquences dévastatrices et la reconstruction de la victime. Inimaginable à une époque où le terrifiant Code Hays tétanisait les studios et où chaque mot, chaque scène étaient à la moulinette de la censure puritaine.
Mais Ida Lupino savait habilement contourner les obstacles. Car si le mot de "viol" n'est jamais prononcé durant les 1h15 du film (les personnages déployant tout un arsenal d'euphémismes et de périphrases), l'agression sexuelle ne fait aucun doute. Grâce son talent tant narratif que stylistique, elle est parvenue à déjouer la censure tout en rendant justice à la douleur de son héroïne, Ann, incarnée par la débutante Mala Powers.
Ainsi, pour figurer le viol, Ida Lupino utilisera les codes de l'expressionnisme allemand (jeux d'ombre, de formes, très contrastés), des plans en plongée pour isoler la jeune femme, le son assourdissant du klaxon d'un camion, montrera un voisin qui ouvre sa fenêtre et préfère détourner le regard. Mais surtout, la séquence offre un exemple magistral du fameux female gaze : l"outrage" sera vécu à travers les yeux (terrorisés) de son héroïne. Jusqu'au visage flouté de son prédateur au-dessus d'elle avant le drame. Une séquence d'anthologie- sans dialogues- qui préfigure une nouvelle forme de narration : offrir la perspective de l'expérience féminine, aux antipodes d'un cinéma voyeuriste au centre duquel l'oeil de la caméra objectifie ce qu'il capte.
Capturer l'horreur, saisir l'indicible sans jamais le montrer frontalement, plonger dans la psyché brisée d'une victime : il fallait une sacrée audace et un talent monstre pour réaliser ce tour de force en 1950. Tel est l'exploit (et sublime doigt d'honneur aux censeurs) relevé par Ida Lupino. Une leçon pour tous les Gaspard Noé du monde.
Ida Lupino est l'un des secrets les mieux gardés (ou cachés ?) d'Hollywood. Une figure de l'ombre badass et multi-talentueuse (actrice superstar, scénariste, réalisatrice et productrice) qui a pourtant pavé la voie pour de nombreuses femmes réalisatrices et posé de précieux jalons pour l'égalité des genres au cinéma.
Issue d'une dynastique d'artistes (son père star de comédies musicales, sa mère danseuse), Ida Lupino naît à Londres en 1918. La petite fille grandit en s'inventant des histoires, seule et rêveuse entre les murs des internats de briques rouges. Poussée par son papa, elle intègre la Royal Academy of Dramatic Art à 13 ans. Rapidement, l'adolescente sera castée pour des rôles de "vamp" trop fardée dans des films mineurs. Elle n'a alors que 14 ans. Et dès 1933, la baby star traverse l'Atlantique, envoûtée par les sirènes d'un Hollywood en plein âge d'or. Ida Lupino sera la "bombe incendiaire" de Paramount dans des films de série B. Frustrant pour la jeune Anglaise, en quête de rôles plus substantiels et qui se sent sous-exploitée. Courageuse et impulsive, elle claquera la porte du studio en 1934. Dès lors, Hollywood sera son champ de bataille.
Sur les conseils de la puissante chroniqueuse Hedda Hopper, elle arrêtera de s'épiler les sourcils et de se décolorer les cheveux. Lasse de jouer les faire-valoir, elle envoie paître les clichés. Son talent brut explose finalement dans The Light That Failed ("La Lumière qui s'éteint") en 1939. L'ex-ingénue entre dans la lumière. Signée chez Warner Bros, elle se pose en rivale de Betty Davis. Mais le système corseté des studios l'étouffe. Elle prend une fois encore la poudre d'escampette à l'âge de 27 ans, enfin libre.
Car Ida Lupino s'affaire en coulisses depuis des années : elle noircit des pages de scénarios, compose des musiques. Sa rencontre avec le producteur et scénariste Collier Hudson Young (qu'elle épousera en 1948 avant de divorcer en 1951) marquera un tournant décisif : ensemble, les voilà bien décidés à aiguillonner les codes du système hollywoodien. Le duo crée sa propre société de production indépendante, Emerald Productions, rebaptisée The Filmmakers par la suite.
La farouche Ida réalise son rêve absolu : elle écrit, produit, façonne ses propres projets, sans avoir à rendre de comptes. Affranchie, elle va pouvoir explorer des sujets encore tabous, ancrer des rôles féminins dans la réalité, dénicher de nouveaux talents, sortir des sentiers (trop) étroits d'un royaume de paillettes qui suinte le patriarcat. Pour sa première production en 1949, elle se lance dans Not Wanted ("Avant de t'aimer"), qui s'articule autour d'une grossesse non-désirée. Du jamais vu sur grand écran. Alors que le tournage vient de commencer, le destin s'en mêle : suite au malaise cardiaque du réalisateur, Ida Lupino le remplace au pied levé.
La voici derrière la caméra et elle est prête : elle a tout appris lors de ses pauses interminables sur les plateaux, elle a observé, digéré les conseils, parlé avec les techniciens entre deux prises. Et elle a enfin l'opportunité de mettre toute son impatience, ses idées novatrices et son ambition dans une oeuvre. Son oeuvre. Son audace paiera : Not Wanted remportera un énorme succès au box-office américain.
Ida Lupino continuera par la suite à ausculter la face cachée de l'American dream, s'inspirant du néo-réalisme italien pour raconter les histoires de "vrais gens", notamment des récits de femmes, sacrifiées sur l'autel du glamour hollywoodien. Elle réalisera ainsi Never Fear (1949) qui aborde le thème du handicap et celui de infidélité dans The Bigamist en 1953 (elle y sera la première cinéaste à jouer dans son propre film). En 1953, Lupino assoira son statut de pionnière en devenant la première femme à diriger un film noir, The Hitch-Hiker ("Le Voyage de la peur").
Entourée d'une équipe entièrement masculine, celle qui adorait se faire appeler "Mother" par sa team, imposera le respect dans un milieu particulièrement cloisonné. Cette indomptable workaholic pulvérisera une nouvelle fois le plafond de verre en devenant une réalisatrice de séries prolifique, avant de sombrer dans la dépression et l'alcoolisme. Elle s'éteindra à l'âge de 77 ans d'un cancer.
"Elle ne pensait pas que c'était si spécial de faire ce qu'elle faisait et c'est ce qui en faisait quelqu'un de si spécial, souligne judicieusement sa fille, Bridget Duff, dans le passionnant documentaire Though The Lens.
Derrière leur noir et blanc léché et leur look délicieusement rétro, les films d'Ida Lupino trouvent un écho puissant aujourd'hui. Et se révèlent d'une insolente modernité pour l'époque. Dans Outrage, par exemple, Lupino parvient- grâce à un art de la mise en scène, du montage et du son- à rendre le stress post-traumatique d'Ann douloureusement physique pour le spectateur (la scène du bureau dans laquelle elle sature est remarquable). La cinéaste met des mots sur ses maux ("Tout est sale et dégoûtant"). Interroge la notion du consentement (les hommes touchent Ann en permanence). Et renverse la mécanique perverse du victim-blaming. A grands coups de dialogues affûtés, la réalisatrice accuse, dézingue la culture du viol. Son héroïne lâche : "Parfois, j'ai l'impression que le monde est à l'envers" ou "Pourquoi ils ne comprennent pas ?". Face à Ann, Ida Lupino place même la charge dans la bouche d'hommes de loi qui condamnent la "négligence criminelle" de la société. Culotté.
Enfin, la réalisatrice s'autorise un ultime pied de nez en offrant à son long-métrage une fin d'une ambiguïté folle, qui n'est pas sans rappeler la conclusion douce-amère de la saison 2 de Fleabag (ici le "sexy priest" prend les traits d'un séduisant rêvèrent). Il n'y aura pas de happy end. Tout au plus, une lueur d'espoir : celle de voir Ann la victime se relever, se reconstruire, devenir une survivante. Et si le premier film #MeToo datait de 1950 ?
Outrage (1950)
Un film de Ida Lupino
Avec Mala Powers, Robert Clarke, Tod Andrews
Ressortie au cinéma le 9 septembre 2020