"Le validisme est partout. Je l'ai vécu jour après jour, dans ma chair, mon corps, ma construction psychique, dans tous les domaines : école, étude, travail, relations sociales, amoureuses, recherche d'appartement, au café du coin. Il est banalisé car essentialisé : une personne handicapée est par nature inférieure à une personne valide. Pourtant, tout est construction sociale".
Ainsi s'exprime Charlotte Puiseux dans un essai et manifeste fort qui risque bien de bousculer les consciences : De chair et de fer, aux éditions La Découverte. Soit un livre pour "vivre et lutter dans une société validiste", autrement dit, un système fait et pensé par les personnes valides, qui discrimine et stigmatise les personnes en situation de handicaps. Et ce, dans ses institutions, sa culture, ses discours, ses espaces publics...
Qu'est-ce que cela raconte au juste de la manière dont est défini le handicap ? De la perception des personnes handicapées, de leur corps et de leurs droits ? Comment ces dernières se mobilisent pour faire entendre leur indignation ? Pourquoi ce combat doit-il être pris en compte dans la lutte pour l'égalité des sexes ? Quelles formes parfois discrètes prennent ces discriminations au quotidien ? Autant de questions explorées.
De ce validisme, l'autrice et militante, née avec un amyotrophie spinale de type 2 qui la paralyse, propose une lecture aussi bien critique que théorique, minutieuse et tranchante. Bataillant pour "un anti-validisme féministe, queer et intersectionnel", elle s'évertue à rappeler la force politique du handicap dans une société hypernormée, capitaliste et compétitive, l'urgence de sortir d'un système excluant, et de faire du handicap une fierté.
Un texte puissant qui méritait bien un échange.
Charlotte Puiseux : Je suis assez d'accord. Mon premier objectif avec ce livre était déjà de publier mes travaux de thèse. Puis j'ai rencontré les éditions La Découverte et nous avons réfléchi ensemble à un format. Je suis partie à l'origine sur quelque chose d'universitaire mais aussi de très engagé (d'ailleurs j'ai toujours conçu ma thèse comme une forme d'engagement militant) et c'est pour cela que les travaux théoriques que j'évoque dans cet essai se retrouvent souvent illustrés par des expériences personnelles.
Le validisme par définition dépolitise la question du handicap. Car quand on parvient à repolitiser ces questions-là, quand les personnes concernées se réapproprient leurs histoires et leurs expériences personnelles, on détricote forcément le système validiste.
Mais effectivement, je voulais proposer un récit intime sans tomber dans les écueils habituels du genre. Ne pas raconter ma vie pour dire : voilà, je suis parvenue à faire ça, ou encore à surmonter ça. Ne pas tomber dans ce que j'évoque dans le livre : "l'inspiration porn".
C'est un concept initié par la militante handicapée australienne Stella Young en 2012 : elle soutient l'idée selon laquelle les handicapé·e·s sont utilisé·e·s par les valides comme sources d'inspiration, notamment en leur prêtant des qualités extraordinaires, ce qui contribue à les déshumaniser.
C.P : Le système validiste dans lequel nous vivons célèbre constamment les personnes handicapées qui parviennent à faire des exploits – sportifs notamment. En fait, il célèbre les personnes handicapées qui se rapprochent le plus de la validité. En somme, des personnes qui ne sont "pas trop handicapées", qui essaient au mieux de se faire passer pour valides, à travers des performances qui les rapprochent des corps valides.
Il faut dire que la validité est quelque chose dans laquelle on grandit, comme l'hétérosexualité, au sein de notre société très normée. Elle est considérée comme un idéal à atteindre pour être heureux, comme s'il s'agissait du seul chemin à entreprendre, toutes les alternatives étant invalidées. C'est pour cela que c'est à ce point essentialisé, comme s'il ne pouvait en être autrement. Or, tout cela n'est qu'une construction sociale.
On peut toujours proposer autre chose.
C.P : Le validisme est un très vaste système d'oppressions. Le validisme bienveillant, c'est ce qu'expriment les personnes qui n'ont pas l'impression de détester les personnes handicapées, et ignorent certainement ce que signifie la notion de validisme par ailleurs. Elles analysent la situation de leur point de vue de personne valide sans prendre en compte celui des personnes handis.
Par exemple, il y a les gens qui font traverser les personnes en fauteuil roulant, dans la rue, sans presque leur demander leur avis, tout naturellement. Le "validisme bienveillant" consiste souvent à penser à la place des personnes concernées en étant persuadé·e de faire une bonne action – ce qui n'est pas vécu comme ça de la part de la personne handicapée, qui peut se sentir phagocytée.
C.P : Les entreprises caritatives peuvent nous interroger : comment au juste sont considérées les personnes à qui on offre la charité ? On observe quand même un système de hiérarchie : la personne qui offre la charité se considère d'une certaine manière supérieure à celle qui la reçoit. Encore une fois, ce n'est pas forcément conscient chez les personnes qui offrent la charité et pourtant, on peut l'observer comme ça.
C.P : Oui, car ces politiques sont façonnées pour et par les personnes valides, et imprégnées de validisme. On le comprend par la manière qu'a le gouvernement de gérer les institutions spécialisées.
Par exemple, la loi sur le handicap de 2005 votée en France insistait sur l'importance "d'améliorer les institutions spécialisées"... Alors que le mieux serait de fermer ces institutions ! Des organisations internationales comme l'ONU (qui a rendu un rapport à ce sujet) ont démontré que ces institutions pouvaient être contraires aux droits fondamentaux.
C'est très problématique de proposer de les améliorer et pas de les fermer. Et ça, c'est une expression parfaite de la résistance du validisme. Chez nous, des militantes se battent contre tout ça. Il y a une tension permanente contre le validisme ambiant. Cependant, la société française reste très validiste.
C.P : Dans les moments de crise, les personnes dites fragiles sont encore plus exclues et discriminées. Nous avons vécu une période où les repères étaient mis à mal, où l'on se demandait toutes et tous comment l'on allait s'en sortir... Ce qui a permis de faire émerger des discours affolants.
On entendait par exemple que les lits en réanimation devaient être priorisés pour les personnes valides, car il n'y avait "pas le choix".
Cela démontre aussi que dès la naissance nous sommes habitués à détester et rejeter le corps handicapé, corps inutile et vulnérable, et donc que de telles réflexions paraissent normales pour l'opinion publique.
C.P : Le handicap est quand même associé à la mort dans notre société. Devenir handicapé·e, c'est presque mourir. Le corps handicapé est jugé inférieur, n'a pas les mêmes droits que les autres. C'est aussi pour cela que l'éducation importe. Qu'il est crucial de faire comprendre aux enfants qu'il y a d'autres schémas de pensée et des apprentissages qui ne sont pas validistes.
Le handicap est une construction sociale, toujours associée à une époque, à un contexte. Tout un tas de choix sociaux et de politiques définissent l'identité handicapée et l'identité valide. On ne naît pas handicapé, on le devient. C'est valable pour beaucoup d'identités opprimées, cette formulation...
C.P : On ne peut pas penser la handicap sans penser les autres enjeux de notre société, et donc sans se situer comme personne évoluant dans un système capitaliste. Or, c'est un système qui exalte la performativité. Une logique qui brime les corps invalides, jugés trop lents et improductifs. Plein d'enjeux anticapitalistes sont aussi des enjeux antivalidistes, queer et féministes. Beaucoup de questions soudent toutes ces luttes.
De chair et de fer, par Charlotte Puiseux, Editions La Découverte, 170 p.