C'est l'été. Le concours de "qui passera les meilleures vacances ?" est lancé. A grands coups de selfies dans des champs de lavande façon Jacquemus ou de photos de cuisses sur fond de piscine azur et de Bon Entendeur surexploité, la compétition (malsaine) fait rage. Sournoisement, elle empiète sur un temps de déconnexion précieux et mérité. On pensait souffler en s'éloignant de notre quotidien surchargé, pas de bol : les réseaux sociaux, omniprésents, nous accrochent à nos réflexes nocifs.
Entourée ou non, occupée ou non, coincée ou non dans une combi trop petite au fond des Gorges du Verdon, le rituel est le même. On scrolle, on scrolle, on scrolle. Et on compare. L'allure, le corps, les passe-temps, les vêtements, les voyages, le boulot. A peu près tout, en fait, mais pas vraiment avec tout le monde.
Car voilà : les jalousé·e·s ne sont pas nos ami·e·s proches. Ce ne sont pas non plus les membres de notre famille qu'on connaît par coeur ni nos collègues qu'on côtoie depuis des mois (à distance). Les personnes qu'on envie derrière notre écran usé à force de trop zoomer sur leurs posts (forcément) parfaits sont des gens qu'on connaît à peine.
Des ami·e·s d'ami·e·s, des connaissances, de vagues copines de lycée qu'on a perdu de vue en même temps que notre passion pour les pantalons Jennyfer. On ne sait pas vraiment qui on mate sur Insta à longueur de journée, mais on juge ce qui semble les définir beaucoup plus palpitant que ce qui nous définit, nous. En gros : on projette et ça fout un coup sévère à notre confiance en soi. Critique.
Le phénomène ne se cantonne d'ailleurs pas au monde complexe et complice des réseaux sociaux. En dehors du digital aussi, on a tendance à croire que la vie de ces autres est mieux que la nôtre. Pas terrible non plus. Pour venir à bout de ce mécanisme néfaste, et "aimer la vie", comme chantaient Catherine Deneuve et Françoise Dorléac, des expertes analysent et avisent.
Et nous, on réalise.
Pour la psychothérapeute britannique Lucy Beresford, fantasmer le quotidien de quasi inconnu·e·s a du sens. Pour la bonne raison que le manque de réelles informations qu'on possède à leur sujet nous permet de faire fonctionner une imagination débordante. Et celle-ci marche toujours en leur faveur.
"Le fait que nous en sachions peu sur les gens que nous connaissons à peine facilite l'envie, car nous inventons beaucoup de choses", explique la spécialiste au HuffPost UK. "On peut se rappeler qu'ils étaient populaires à l'école, par exemple, alors quand on découvre plus tard dans la vie que quelque chose s'est bien passé pour eux, on construit un récit qui correspond à nos connaissances existantes, pour décider qu'ils ont une vie géniale ou parfaite. Cette apparente perfection déclenche notre envie".
Elle pointe Instagram et autres outils numériques comme les amplificateurs d'un sentiment difficile à contrôler. "En plus des informations factuelles, comme le fait de savoir si [cette personne] est toujours comptable ou si elle a épousé le garçon de l'année supérieure, nous pouvons voir ce qu'elle fait", poursuit Lucy Beresford. "Les images visuelles de vacances glamour ou de fêtes élégantes (pré-confinement), les enfants magnifiquement bien élevés ou la voiture tape-à-l'oeil, alimentent notre jalousie en nous fournissant un extrait puissant de sa vie", que nous interprétons ensuite - à tort - comme son quotidien.
Chez nos proches en revanche, on sait exactement par quoi ils·elles sont passé·e·s. Les galères de fin d'études, de première embauche, de création d'entreprise ou de rencontres amoureuses : on connaît les principaux évènements qui ont ponctué leur vie. On sait donc qu'ils·elles sont humain·e·s, comme nous, qu'ils·elles ont leurs failles, comme nous, et on ne les idéalise pas. Et tant mieux, nos relations n'en sont que plus authentiques et équilibrées.
Là où l'envie fait d'autant plus mal, c'est quand ceux et celles qu'on épie en secret s'épanouissent dans des domaines qu'on convoite aussi. Et qu'ils·elles le montrent allègrement, effaçant au passage des moments moins glorieux de leur parcours. On sait pourtant que les obstacles sont rarement ce qu'on partage aux premier·e·s venu·e·s (alias nous), mais on ne peut s'empêcher de croire dur comme fer que la vie les a gracieusement épargnés. Et on se lamente sur notre sort, parfois sans même se donner les moyens de réussir.
La psychothérapeute souligne : "Il est plus facile d'ignorer la vie d'une autre personne si elle diffère radicalement de la vôtre, car dans notre tête, c'est comme si elle était d'un 'clan' différent", explique-t-elle. "Il est beaucoup plus troublant de se comparer à quelqu'un qui vous ressemble, car cela suscite de l'anxiété. On se dit : 'ça aurait pu être moi'".
Afin de mettre un terme à ce jeu vicieux, Windy Dryden, l'une des principales praticiennes britanniques de la thérapie cognitivo-comportementale, conseille auprès du Guardian de "développer une philosophie qui vous permette de reconnaître quand quelqu'un d'autre a quelque chose que vous voulez mais que vous n'avez pas, et aussi de reconnaître que vous pouvez survivre sans cela. Et que ne pas l'avoir ne vous rend pas moins digne ou moins important." L'accepter et passer à autre chose, donc.
Et parfois même, l'utiliser à bon escient.
Dans certains cas en effet, ce sentiment peut nous servir. Windy Dryden évoque ainsi la différence entre l'envie malsaine et sa forme saine, qui, elle l'assure, "peut être créative". Si nous parvenons à l'interpréter de la bonne façon, cette jalousie pourrait nous montrer ce qui manque à notre vie et ce qui compte vraiment pour nous, poursuit l'experte. Et nous encourager (vivement) à prendre des initiatives pour l'obtenir.
Un boulot qui nous comble, par exemple. Ou un cadre de vie plus en accord avec nos convictions. Le tout, conclut-elle, est de ne pas ignorer ce que la vie des autres provoque en nous, et d'agir. Soit en relativisant et en se rappelant qu'on aura toujours l'impression que l'herbe est plus verte ailleurs (alors qu'elle est vraiment marron), soit en prenant les choses en main. Et surtout : en levant le pied sur les deux (quatre) heures d'Instagram quotidiennes.