Société
Rapport Zuber : pourquoi l'Europe a rejeté ce texte de "bonnes femmes"
Publié le 19 mars 2014 à 17:47
Par Vincent Berthe
L’Europe a-t-elle une dent contre l’égalité hommes-femmes ? La question se pose avec vivacité après le cuisant échec du rapport Zuber qui attirait l’attention sur la situation spécifique des femmes en période de crise économique. Un signal, à deux mois des élections européennes, des plus alarmants pour la socialiste Véronique De Keyser.
Rapport Zuber : pourquoi l'Europe a rejeté ce texte de "bonnes femmes" Rapport Zuber : pourquoi l'Europe a rejeté ce texte de "bonnes femmes"© THIERRY CHARLIER/AP/SIPA
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Le 11 mars dernier, contre toute attente, le Parlement européen a rejeté d’une courte tête le « rapport sur l'égalité entre les femmes et les hommes au sein de l'UE », présenté par la députée issue du parti communiste portugais, Ines Christina Zuber. Pris dans un rapport extrêmement ténu entre la gauche et la droite, le texte a ainsi pâti de l’abstention d’une partie du groupe des écologistes.

Exit donc les directives européennes portant sur le respect du principe fondamental de l’égalité de rémunération à travail égal, l’interdiction des démissions forcées en cas de maternité, la lutte contre les stéréotypes sexistes et la mise en place de quotas pour favoriser les places des femmes aux postes de décision. « Un rejet consternant », a immédiatement commenté Najat Vallaud-Belkacem. Consternant certes, mais aussi surprenant. Présente lors du vote, la députée socialiste belge Véronique De Keyser revient donc sur le fil d’une journée où s’est opérée cette « marche arrière incroyable » pour les droits des femmes.


Terrafemina : Du fait des forces en présence, ce vote est-il une réelle surprise ?
Véronique De Keyser : Clairement, comme c’était déjà le cas en décembre dernier avec le rejet de la résolution Estrela sur les droits génésiques. Ces deux textes, mais aussi celui rédigé par Ulrike Lunacek (parlementaire autrichienne et co-présidente de l'Intergroupe du Parlement européen sur les droits LGBT, ndlr) sur les droits des gays et des lesbiennes, ont d’ailleurs fait l’objet d’une intense campagne de lobbying par mails. Ce regain d’activisme est classique en fin de législature, les groupes de pression se rappellent alors au bon souvenir des députés en campagne. Il était donc instructif d’observer ce qui allait se passer en séance plénière. Le rapport rédigé par Edite Estrela aurait ainsi dû être adopté à deux ou trois voix près mais contre toute attente, des votes ont fait défaut dans les rangs des socialistes italiens et maltais, ces derniers étant très opposés à l’avortement. On ne s’y attendait pas et ça a provoqué un réel clash. Le texte de Lunacek, en revanche, est passé avec une plus large majorité que prévu.

« Les femmes sont les premières victimes de la crise »

Tf : Reste le texte de la députée Inês Cristina Zuber…
V.D.K. : Qui, je le rappelle, ne touchait pas au sacro-saint « droit à la vie » si cher aux pro-life, ne faisait pas croisade en faveur du mariage pour tous et n’évoquait pas plus des sujets épineux tels les cellules embryonnaires… Rien qui ne puisse donc enflammer l’hémicycle. Son texte se contentait de décrire la situation des femmes face à l’emploi et de démontrer qu’elles sont les premières victimes de la crise. De fait, en toute logique, il devait obtenir la majorité, majorité constituée des libéraux, des Verts et de la gauche unie. Le 11 mars dernier, il suffisait juste que les groupes parlementaires jouent le jeu. On était certes sur le fil du rasoir, mais sans désaffection, ça passait…


Tf : Qu’est-ce qui s’est passé ?
V.D.K; : Nous avons été sciés de voir les écologistes exploser littéralement en deux. Le tout, avec un Daniel Cohn-Bendit la main sur le détonateur. Or, il ne pouvait ignorer que cela coulerait le texte. Ce fut un retournement de dernière minute, je peux en témoigner. Je me situe au tout premier rang, assise à côté du chef des libéraux, Guy Verhofstadt ; quant à Daniel Cohn-Bendit, il est juste derrière moi. Or, tout au long de ce vote très long, puisqu’on statuait paragraphe par paragraphe, j’entendais ce dernier rouspéter : « Ce rapport est une bêtise, il est inutile, on a déjà voté ça, encore un truc de bonnes femmes, etc. ». Dany, c’est toujours un peu à la cantonade, toujours pour faire rire. Et l’on s’en amusait aussi, tant qu’il votait « correctement ». Et ça, jusqu’au moment où il a donné le signal de l’abstention… Là, nous n’avons plus ri du tout.


Tf : Chez les Verts, ceux qui se sont abstenus évoquent leur réticence envers le paragraphe 67 du texte qui prônait une ligne dure contre la prostitution…
V.D.K. : Pas à moi ! Daniel Cohn-Bendit est un fin politique et il connaissait l’enjeu du scrutin, l’importance, ce jour-là, de se positionner d’un côté ou d’un autre. Surtout lorsqu’on sait que la droite fait tout un ramdam au moindre rapport issu de la Commission des droits de la femme et de l'égalité des genres. Donc, ce n’est pas un simple paragraphe qui peut justifier une telle décision. Depuis 13 ans que je suis au Parlement, ce débat entre ceux qui sont « contre la prostitution forcée » et ceux qui s’opposent à la « prostitution tout court » fait rage. C’est un marronnier qui revient chaque année et qui est sans fin… Dès lors, que l’on ne vienne pas me dire maintenant que le jeu en valait la chandelle. Je ne peux pas y croire une seconde. Cette histoire de paragraphe 67 n’est qu’une justification a posteriori assez affligeante.

« Daniel Cohn-Bendit est un peu macho parfois et a pris ça à la rigolade »

Tf : Autrement dit ?
V.D.K. : Plus simplement, Daniel Cohn-Bendit en avait marre de ce rapport. Il est un peu macho parfois et a pris ça à la rigolade comme s’il commentait un match de foot. Un comportement politiquement irresponsable. Preuve en est, la moitié de son groupe ne l’a pas suivi. Sans compter l’engueulade avec Verhofstadt qui l’a immédiatement apostrophé en lui demandant s’il avait totalement perdu la tête. J’ai du mal à expliquer ce qui s’est passé, à part le fait que Dany est fatigué du Parlement, qu’il le dit et le répète. Mais, alors qu’il se taise !


Tf : Les opposants au rapport de Ines Christina Zuber ont qualifié ce texte de « trop idéologique » sur le plan économique. Que leur répondez-vous ?
V.D.K. : Les faits sont idéologiques, le rapport non. Ce texte, extrêmement factuel et circonstancié, ne fait que reprendre l’ensemble des incidences de la crise économique sur les femmes : chômage, temps partiel, vie de famille, santé, etc. Les femmes représentent bel et bien la communauté la plus vulnérable – d’autant plus, si elles sont sans-papiers. Je ne suis pas communiste ; en revanche, j’ai une formation de psychologue du travail. Je connais donc un petit peu les questions concernant les conditions de travail des femmes. Et ça, je peux vous le certifier comme la plupart des études menées depuis 2008 : cette gouvernance économique, qui n’a que le mot « austérité » à la bouche, a grandement aggravé les inégalités entre les hommes et les femmes. Un constat qui s’impose à tous et n’a rien d’idéologique. La droite a beau jeu de dire le contraire, mais on connaît le tableau : austérité maximum afin d’obtenir un assainissement brutal des comptes publics. Une démarche qui me fait penser à celle des charlatans dans Molière, ceux qui ne connaissaient que les saignées. Or, les saignées, ça tue le malade…

« Les lobbys, à l'approche des élections, deviennent extrêmement hargneux »

Tf : Autre point d’achoppement : la question de l’IVG, ainsi que la lutte contre les stéréotypes sexistes dans les écoles. Deux points qui ravivent la contestation des milieux traditionalistes en Europe. Sont-ils particulièrement influents à Strasbourg ?
V.D.K. : Ils sont, pour la peine, très réactifs dès qu’il s’agit de santé reproductive. Une chose qui n’est pas nouvelle, ils ne sont jamais dispersés. Après, il ne faut pas croire non plus que dans les couloirs du Parlement errent continuellement des individus, crucifix en main, qui essaient de nous exorciser (rires) ! Il n’empêche, dès que les sujets qui fâchent apparaissent, ils agitent d’emblée le chiffon rouge et arrivent en masse. Ce qui ne marche pas toujours, comme en témoigne l’adoption du rapport de mon collègue Marc Tarabella qui portait sur les conditions de l’avortement. Nous étions, il est vrai, au premier tiers de la législature. Mais, comme je le disais, nous sommes désormais dans l’avant-dernière session et donc en plein dans le jeu préélectoral. Cela devient serré, les lobbys le savent et deviennent extrêmement hargneux. Un contexte très désagréable qui change beaucoup de choses. Je n’avais ainsi jamais vu deux rapports aussi importants que ceux de Estrela et Zuber balayés de la sorte au Parlement. Nous sommes confrontés à un raidissement manifeste en Europe. La future composition politique du Parlement sera donc décisive pour l’avancée ou non du droit des femmes.


Tf : En France, comme nombre de pays voisins, on aime souligner ô combien l’Europe a du mal à incarner le progrès social et n’est finalement qu’un marché de libre-échange. Ce vote abonde-t-il dans ce sens ?
V.D.K. : C’est certes un signal très fort, mais il n’est pas forcément mauvais. C’est une forme de piqûre de rappel : voilà ce qui pourrait se passer lors de la prochaine mandature s’il n’y a pas une majorité beaucoup plus forte qui se dessine. Dans cet hémicycle de plus de 750 députés, nous sommes quasiment à égalité droite contre gauche, bloc contre bloc sans réelles marges de manœuvre. Tout se joue à chaque fois à une dizaine de voix. Et si la droite continue de gagner, je peux vous garantir que nous rentrerons dans une longue phase de régression pour les droits des femmes. Et avec les eurosceptiques et les extrêmes qui probablement siégeront au sein du futur Parlement, nous nous dirigeons vers une paralysie européenne. Et ça, c’est la fin programmée de l’Europe. On ne peut se payer deux mandatures comme ça, il faut à tout prix avancer. Car, contrairement à ce que beaucoup de nos concitoyens pensent, l’Europe n’est pas impuissante politiquement, le Parlement dispose d'énormément de droits. Encore faut-il qu’il puisse en faire usage ! Il s’agit d’en prendre conscience, sinon ce « bête rapport de bonnes femmes » ne fera que préfigurer d’autres échecs aussi fondamentaux.

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Société Politique union europeenne droits des femmes
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