A l'heure où La servante écarlate de Margaret Atwood (ed. Robert Laffont) connaît un nouveau souffle en librairie, on se félicite de voir qu'auteurs et maisons d'édition suivent le mouvement. Parmi les 581 ouvrages parus ou à paraître au cours de cette rentrée littéraire 2017, nombreux sont ceux qui s'articulent autour d'héroïnes singulières. Terminé la femme passive, c'est une femme nuancée, émancipée et moderne qui prend d'assaut la littérature. De Simone de Beauvoir à Judith Butler, le féminisme s'est souvent raconté sous forme d'essais, voilà pourquoi il est rafraîchissant de voir que les oeuvres de fiction sont de plus en plus nombreuses à s'emparer du sujet.
Quand le roman fait du féminin son énigme centrale, on savoure, tout simplement...
C'est un roman à trois voix, une histoire de destins croisés et de chemins parallèles. Après s'être intéressée au parcours de la gymnaste Nadia Comaneci dans son précédent roman, La petite communiste qui ne souriait jamais (Actes Sud), Lola Lafon s'empare de l'histoire de Patricia Hearst. Fille d'un magnat de la presse américain, elle fut enlevée en 1974 par un groupe terroriste d'extrême gauche dont elle finira par embrasser la cause. Lors de son procès, on parla de lavage de cerveau, de syndrome de Stockholm. A cette fille de bonne famille transformée en bad girl marxiste, la romancière lie les vies de Gene Neveva, une universitaire américaine, et de Violaine, sa jeune assistante française. Chargées de rédiger un rapport pour l'avocat de Patricia Hearst, ces femmes – fictionnelles elles – vont peu à peu devenir le pivot du roman.
Lola Lafon est douée, extrêmement douée. Avec beaucoup de grâce et des mots justes, elle décrit très bien l'envie de liberté qui anime ces femmes. Elle écrit leur envie de secouer les certitudes de leur monde mais aussi les murs sur lesquels elles vont s'écraser. Nous sommes dans les années 70, ne l'oublions pas, et la société n'est pas prête pour Patricia, pour ces femmes qui osent tourner le dos à leur destin et l'identité sociale qu'on leur a assignée. Un roman remarquable.
Ed. Actes Sud, 238 pages, 19,80 euros
Il a été couronné du Stella Prize en 2016 et a été qualifié de chef d'oeuvre féministe et horrifique par le Guardian. La nature des choses, cinquième roman de Charlotte Wood s'offre une traduction française, et Dieu que c'est bon. L'histoire a de quoi faire frissonner. Dix jeunes femmes se réveillent un matin dans un centre fermé en plein outback australien. Elles ne se connaissent pas mais partagent un point commun : elles ont toutes été impliquées dans des scandales sexuels avec des hommes puissants. A leurs côtés, trois geôliers (deux hommes, une femme) prennent un malin plaisir à les battre et les ramener à leur condition de "salopes". La nature des choses pourrait prendre des allures de roman d'épouvante si la situation de ces femmes n'apparaissait pas comme tout à fait possible.
De manière presque viscérale, Charlotte Wood fait éclater le patriarcat. Les hommes dépeints ici sont misogynes, mauvais. Mais les femmes ne sont pas toujours mieux. Intériorisé par la plupart d'entre elles, le sexisme se répand dans les rangs, empêchant ces prisonnières de renverser totalement la situation. Là où la romancière fait fort, c'est lorsqu'elle change subtilement l'orientation de son histoire. Quand la nourriture vient à manquer, les bourreaux se rendent compte qu'ils sont eux aussi prisonniers. La nature des choses devient alors une ode au retour à l'état sauvage. Pour survivre, l'une des femmes, Yolanda, se met en tête de chasser le lapin. La victime devient prédatrice, se transforme en animal. Yolanda prend son destin en main et fait la nique aux oppresseurs. Assister à cette explosion en vol des codes de la féminité est extrêmement jouissif. On pourrait même dire que ça prend aux tripes. Vous cherchez un grand roman féministe ? Le voici.
Ed. Le Masque, 288 pages, 20,90 euros, sortie le 6 septembre
C'est un premier roman empreint de mystère que la Française Emmanuelle Favier nous offre en cette rentrée littéraire. L'histoire est celle de Manush, une "vierge jurée". Cette coutume archaïque toujours présente en Albanie permet à une femme d'acquérir les mêmes droits qu'un homme dès lors que celle-ci fait voeu de chasteté. Encore adolescente, Manush n'a d'autre choix que de devenir une vierge jurée pour échapper à un mariage arrangé. Adulte, la voici donc qui vit sa vie au masculin. Les cheveux courts, la poitrine bandée, Manush est respectée et fait partie intégrante de sa communauté. Mais l'arrivée du mystérieux Adrian vient tout remettre en cause.
A travers le destin de Manush et d'autres femmes, Emmanuelle Favier interroge la féminité, et plus généralement le genre. Face aux injonctions d'une société dominée par les hommes, les héroïnes du Courage qu'il faut aux rivières vont devoir user et abuser de subterfuges pour survivre et goûter à la liberté. A cette quête d'émancipation, Emmanuelle Favier ajoute des vagues de sensualité et déploie un décor froid, tout en neige immaculée, et parfois aussi dangereux que la colère des hommes. Un voyage parfois brutal mais qui vaut le coup que l'on s'y plonge.
Ed. Albin Michel, 224 pages, 17 euros
La trajectoire de Mina Loy tient tellement de la légende que c'est à se demander pourquoi le cinéma ne s'est pas encore emparé du personnage. Peintre, poétesse, romancière, muse, cette artiste britannique née dans l'Angleterre victorienne et morte dans les années 60, est toujours allée à contre-courant de ce que la société attendait d'elle. Aimée et admirée des plus grands – de Marcel Duchamp à Gertrude Stein-, bohémienne avant l'heure, mère peu encline à la maternité, amoureuse passionnée, Mina Loy avait l'âme d'une grande héroïne. Si le cinéma ne lui a pas encore tiré le portrait, on ne s'étonne donc pas qu'un romancier se soit attelé à la tâche. Mathieu Terence est tombé sous le charme de Mina Loy durant son adolescence alors qu'il découvrait la poésie d'Arthur Cravan (l'amant disparu en mer de Mina). Après des tours et des détours, le voici donc à l'âge de 45 ans qui consacre un livre à celle qu'il décrit comme "plus cérébrale que frivole, plus sensible que sentimentale, aussi seule que libre".
A mi-chemin entre roman et biographie, le livre de Mathieu Terence colle au plus près des émotions de son héroïne. On en vient presque à envier son intrépidité, sa liberté de penser et d'aimer à une époque où les femmes étaient enfermées dans des cases minuscules. Surtout, à travers le destin de la superbe Mina Loy, c'est toute l'évolution de la société que l'on suit. On croise du beau monde, on observe les changements qui vont transformer durablement le monde de l'art, on assiste à la déclaration de la Première Guerre mondiale, et bien sûr, on suit avec délectation la création de la pensée féministe. Pensée que Mina Loy captura dans son Feminist Manifesto en 1914. Une avant-gardiste on vous dit.
Ed. Grasset, 162 pages, 18 euros, sortie le 6 septembre
Il était temps. Essayiste et romancière très appréciée aux États-Unis, Roxane Gay continuait pourtant d'échapper à une traduction française. Le mal est quasi réparé. S'il faudra attendre 2018 pour profiter de la version française de son excellent et savoureux essai Bad Feminist, les éditions Denoël nous consolent avec la parution de Treize jours, son premier roman sorti en 2014 sur le sol américain. Disons-le tout de suite, Treize jours est un livre dur, qui impose parfois de détourner le regard. L'histoire est celle de Mireille Duval Jameson, fille d'un riche homme d'affaires haïtien. Installée aux Etats-Unis, Mireille est mariée à Michael, un homme blanc, fils de fermiers du Nebraska. Ensemble, ils ont un enfant, Christopher. Mireille et Michael s'aiment, ils sont touchants, on les imagine insolemment beaux. Puis, alors qu'ils sont en vacances en Haïti, Mireille est enlevée. Les ravisseurs réclament 1 million de dollars à son père. Orgueilleux l'homme refuse de payer. Enfin pas tout de suite du moins. Sous la coupe de ses bourreaux, la belle, intelligente et insolente Mireille va vivre treize jours de calvaire. Treize jours de torture mentale et physique. Treize jours ponctués de viols, treize jours pendant lesquels elle va tenter d'anéantir son esprit pour ne plus exister.
Cette histoire, on le sent, a quelque chose de viscérale pour Roxane Gay. Elle-même Américaine d'origine haïtienne, l'auteure partage avec son héroïne cette identité scindée en deux. Mais comme Mireille, Roxane Gay a également subi des viols durant son adolescence (un traumatisme qu'elle évoque dans Bad Feminist). Elle ne sait que trop bien comment ce calvaire peut anéantir un corps et ruiner un esprit. Mais si la violence et la douleur sont bien présentes dans ce roman, Roxane Gay y distille aussi des instants lumineux et de grande tendresse. Surtout, elle ne laisse jamais tomber Mireille, préférant lui donner le statut de survivante plutôt que de victime. L'espoir ici est plus fort que l'horreur.
Ed. Denoël, 477 pages, 22,90 euros