Le 1er décembre, au fil de mes pérégrinations digitales, je suis tombée sur un article du Glamour britannique. Le titre m'a intriguée, il abordait la course à pied nocturne comme un acte féministe. A l'intérieur, Kate Dale, à l'origine de la campagne #ThisGirlCan qui promeut le sport auprès des jeunes filles, allait même plus loin, vantant les mérites de la pratique et la qualifiant d'empouvoirante, de libératrice. Elle n'ignorait pas les risques de s'aventurer dehors le soir quand on est une femme, loin de là, mais partait justement du principe qu'il était puissant de vouloir se réapproprier le crépuscule, la nuit, la rue. De le faire pour soi mais aussi pour les autres.
Elle lançait, exaspérée par la réalité à laquelle on est encore confrontées : "Ça m'agace de me dire que si nous sortons après la tombée de la nuit, nous devons nous assurer de regarder par-dessus notre épaule, si nous courons, de n'avoir qu'un seul écouteur, que quelqu'un sache où on va. Pourquoi les femmes doivent-elles changer leur façon de se comporter ? Nous avons tout autant le droit de sortir courir ou de profiter de l'espace extérieur [que les hommes]."
Ses mots me sont restés en tête. Parce qu'elle a raison.
Je ne suis pas une grande coureuse - et je vois déjà le sourire de mon marathonien de père en lisant ça - mais j'y vais de temps en temps. Pas très longtemps, trois quart d'heure. Ça me fait du bien. J'ai commencé pendant le confinement, à raison de deux-trois fois par semaines, et c'est devenu ma bouffée d'air frais, ma façon d'échapper un instant à mes 44m2 parfois étouffants (on y vit à trois).
Au printemps, je partais le soir. Il faisait jour. Il y avait du monde sur la petite boucle du 18e que je m'étais dessinée. Place de Clichy-Abbesses-Cimetière de Montmartre. Le rituel me réjouissait et je croisais beaucoup d'autres femmes seules, certaines aussi rouges et essoufflées que moi. Rassurant.
Cet automne, j'ai un peu déserté. Par flemme, qu'on se le dise, mais aussi parce que les occasions manquaient, et que la nuit qui tombe beaucoup plus tôt, pour le coup, ne me rassurait pas. On connaît toutes les histoires vraies de joggeuses qui se font suivre, agresser, tuer. D'hommes qui leur font peur pour se marrer entre potes. Il y a même une nouvelle technique abjecte qui s'appelle le "rabbiting", ou quand un mec court après une femme qui a peur de lui, pour la punir d'avoir eu peur alors qu'il n'allait - initialement - rien lui faire. Là au moins, elle aura peur pour une raison, se disent ces gentlemen qui ne méritent clairement pas plus que de boire nos règles.
Alors pourquoi y aller, finalement ?
Pour Kate Dale, c'est une façon de regagner du terrain, de "ne pas céder". Une question de représentation, d'inspiration, aussi. "Chaque fois que je vois une femme courir dehors, je trouve ça très inspirant et je pense toujours, surtout quand le temps est un peu maussade ou qu'il fait noir, que c'est fantastique", confie-t-elle. Malgré tout, j'hésite encore à sauter le pas. Elle semble lire dans mes pensées, et appelle à normaliser la pratique nocturne. "Dites-vous que vous ne le faites pas seulement pour vous, que quelqu'un d'autre vous verra et qu'elle pourrait être inspirée elle aussi et que vous lui donnerez un sentiment de sécurité et de normalité. Parce que parfois, il suffit de voir quelqu'un qui vous ressemble pour que vous vous sentiez aussi capable de le faire".
Le soir-même, je suis sortie fouler le bitume.
Pendant trente minutes (reprise en douceur oblige), j'ai parcouru les rues de ce coin de Paris. J'ai travaillé mon souffle en montant la rue Lepic, allongé mes petites foulées rue Damrémont, récupéré rue Lamarck. J'ai surtout eu l'impression d'être une pro à l'allure impeccable alors qu'en vrai, et les vitrines de resto vides m'en sont témoin, j'étais rouge écarlate et je suais comme un boeuf. Mais bref. Je me suis sentie puissante. D'avoir osé, de ne pas m'être arrêtée en plein milieu de ma séance, de m'être sentie à ma place.
Vers le cimetière, le silence n'était interrompu que par mes pas sur le sol, et le son m'amenait presque dans un état méditatif. Moi qui suis plutôt Abondance que pleine conscience, ça en dit long. Contrairement à mes craintes, et pour un mois de décembre, je n'ai pas eu froid non plus. Il faut dire que j'ai laissé tomber mon équipement approximatif pour piquer le gore-tex de mon mec, et que ça m'a convaincu d'investir. "Quand il fait froid et sombre et qu'il pleut peut-être un peu, vous vous sentez comme Wonder Woman", assure Kate Dale. "Je ne veux pas que les femmes ratent ça."
Honnêtement, moi non plus. Mais il faut aussi être réaliste. Si mon expérience s'est si bien passée, c'est surtout parce que dans mon quartier, les lampadaires sont nombreux et fonctionnent bien, et les voies urbaines sont rarement vides sur des centaines de mètres. Des facteurs qui m'ont permis d'être sereine. Je ne suis pas sûre que j'aurais tenté le coup aussi facilement si j'habitais (encore) en Haute-Savoie, et que courir le soir signifiait se taper la piste cyclable non-éclairée sur 500 mètres au bas mot.
Tout ça pour dire que oui, le jogging la nuit est un acte féministe tant il représente une rébellion face au règne évident du patriarcat dans la rue. C'est une façon de ne pas laisser gagner ceux qui, par leur présence et leurs actes, nous poussent à craindre de s'y attarder. De, et j'insiste, se réapproprier l'espace et s'y sentir à sa place.
Mais il est important de souligner que ne pas vouloir se lancer, et ce quelle que soit la raison, ne nous rend pas moins féministe non plus. On a aussi le droit d'avoir peur, d'estimer qu'on se protège en évitant certains créneaux, certains endroits, et de ne pas en être culpabilisé·e pour autant.
Reste celles dont le coeur balance. Dans ce cas, certaines astuces peuvent aider.
Dans le cas d'un jogging en soirée, on recommande donc de prévoir un parcours qui s'en tient aux zones éclairées. De faire savoir à quelqu'un où vous allez, voire de télécharger des applications qui traquent nos déplacements et permettent de contacter rapidement quelqu'un en cas de danger (RunSafe ou WomenRun, par exemple).
Niveau circulation, on reste vigilante et on court à contre-courant (à gauche sur une double voie). En termes d'équipement, on mise sur des vestes chaudes à bandes réfléchissantes, une lampe frontale pour voir et être vue, et des vêtements adaptés qui ne nous pousseront pas à arrêter en plein milieu frigorifiée et dégoûtée à vie d'une sortie à la fraîche. Enfin, on n'est pas obligée d'y aller seule. Courir avec une amie (ou plus), à un mètre de distance, allie clairement l'utile à l'agréable. Et entretient un lien social particulièrement bienvenu en ce moment.
Dernière chose. Aussi insupportable soit le fait de devoir donner aux femmes des "codes de conduite" quand ce sont les hommes et les garçons qu'il faut éduquer, la réalité est là : tant que la société n'adressera pas ce fléau sexiste à la source, ce sera à nous de prendre des précautions. A nous d'adapter nos comportements, à nous de supporter cette charge supplémentaire.
En attendant, on se lève, on sort, et on court.