La rue est-elle à nous ? A en croire les témoignages de comportements harcelants qui y ont lieu, toujours pas. A en croire la dernière fois où je suis rentrée tard chez moi, non plus.
Minuit, un mercredi. Je suis masquée. Je traverse un passage piéton. L'homme de l'autre côté de la route me voit, ouvre les bras à quelques mètres de moi, et me dit, en souriant : "Ah non ! Toi, je vais pas te laisser passer". Je réponds que si, je l'esquive. Il me suit jusque devant mon immeuble, sur une cinquantaine de mètres, pour me demander "mon numéro". Je dis "non", il insiste. Il finit par repartir dans l'autre direction, lançant un "t'es trop jolie, tu devrais pas être seule" menaçant. Je pensais que mon visage recouvert de moitié ferait office de "barrière", j'ai eu tort.
Si l'on se réfère au Code pénal, est qualifié de harcèlement de rue "le fait d'imposer à une personne tout propos ou comportement à connotation sexuelle ou sexiste qui soit porte atteinte à sa dignité en raison de son caractère dégradant ou humiliant, soit crée à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante". En mars dernier, sur les un an et demi qui ont suivi la promulgation du texte, près de 1300 amendes pour "outrages sexistes" ont été distribuées. Un chiffre qui ne comptabilise que les cas où la police est intervenue, la plupart des altercations, des commentaires rabaissants et des sifflements quotidiens dont sont victimes les femmes restant impunis voire passés sous silence.
Pendant le confinement, la situation n'a pas évolué. Certaines estiment même qu'elle s'est empirée. Dans un témoignage datant d'avril, Judith, 33 ans, nous assurait d'ailleurs qu'elle pensait que le fléau "progressait". Elle affirmait entendre nombre d'histoires relatant des propos déplacés, des insultes, des attouchements, des agressions physiques, "des mecs qui crachent sur des femmes en mode 't'as peur hein, t'as peur ?'". Et son cas n'était pas isolé.
Sur Twitter, les posts d'internautes lasses ou indignées qui continuent de subir le harcèlement même masquées, pleuvent. La rue, elle, ne s'améliore pas.
Medellin a 24 ans et habite à Paris. Selon elle, rien n'a changé : on l'aborde toujours autant contre son gré, plus ou moins agressivement. "C'est souvent des hommes qui me suivent pendant plusieurs minutes pour me dire à quel point je suis belle et très souvent la phrase qui revient est que l'on peut 'apercevoir la beauté dans mes yeux'", raconte celle qui admet être "malheureusement habituée" à ces comportements. Des situations qu'elle arrive à "détourner", nous dit-elle.
Entre le monde d'avant et celui d'après, elle constate toutefois une différence dans la "technique d'approche" des "personnes indésirables" : "J'ai l'impression que certains harceleurs se lancent comme un défi en essayant de deviner ce qui se trouve sous le masque", analyse-t-elle. Un "nouveau moyen" d'entrer en contact. "On dirait que ça leur donne envie d'innover".
Même constat pour Anna, 19 ans, qui note toutefois que, si la fréquence du harcèlement n'a pas augmenté, sa violence, elle, s'est aggravée.
"Je ne me disais pas réellement que le masque allait arranger les choses", confie-t-elle. "On savait que même en hiver avec de gros manteaux, même en allant acheter le pain en survêtement, même en allant au travail la tête encore engourdie par la fatigue, nous pouvions nous faire harceler. Mais il est vrai que je m'imaginais mal les hommes harcelant les femmes dans la rue continuer avec autant de virulence alors même qu'ils ne nous voient plus réellement. Et c'est ce qui est le plus effrayant finalement, dans le fait que même avec un masque dissimulant nos expressions, nos traits de visages, nous continuons à être harcelées."
Elle cingle : "le harcèlement de rue est gratuit et sans distinction." Mais aussi révélateur d'un réel rapport de domination.
Dans un tweet posté au début du mois de septembre, la journaliste féministe, chroniqueuse sur France Musique Aliette de Laleu évoquait quant à elle avoir cru - à tort - que les choses s'arrangeraient un minimum avec le port du masque. "J'avais l'impression que [le dispositif] m'aiderait à me sentir plus en sécurité et me protégerait", nous explique-t-elle. "J'y croyais sincèrement, mais aujourd'hui ma seule armure, c'est de prendre mon vélo ou de mettre des écouteurs, donc de fuir".
Elle décrit les expériences qu'elle a récemment vécues. La fois où l'on a commenté ses cuisses un jour où elle portait "une jupe avec des collants opaques", et les remarques "habituelles", type "charmante", "où allez-vous comme ça", "c'est très tentant".
Dans ces situations, elle l'affirme : le mobile dépasse la drague. "Les hommes qui font des réflexions dans la rue ne le font pas dans un but de draguer ou séduire. Ils veulent montrer, de manière inconsciente ou non, que la rue n'appartient pas aux femmes, que ce n'est pas leur place et que si elles sortent, elles sont soumises au regard des hommes et à leur pouvoir de domination. Si c'était vraiment un jeu de séduction, les hommes auraient besoin de voir des visages non masqués". Et là, il s'agit bien d'une "relation de dominant/dominée." Un comportement de prédation, qui instaure la peur chez la victime. Celle de savoir que les choses peuvent dégénérer ou au contraire, d'ignorer jusqu'où l'altercation peut aller.
Ce sentiment commun et pourtant si particulier, Loïse Dewildeman, directrice artistique de 24 ans, l'a retranscrit dans une story Instagram largement partagée. Elle témoigne après que quatre hommes l'aient harcelée en vingt minutes, sur le chemin du bureau. "Je suis une femme, et je ne peux pas marcher dans la rue. La société ne m'en donne pas le droit. Je me ruine en Uber, ça fait rire les gens - 'Ah, elle a les moyens celle-là'. Non, celle-là a peur. Et si celle-là réagit, elle risque d'être agressée, blessée. Elle en a le courage parfois, souvent quand elle n'est pas seule. Sinon, elle marche vite, clefs entre les doigts. Elle s'adapte, fait des détours. Parce que cette peur ne vient pas de nulle part, elle est réelle, partagée par toutes ces femmes qui ont déjà été harcelées dans la rue."
Elle n'a jamais pensé que le masque allait "changer quoique ce soit". De son intervention, elle observe une chose : l'absence de soutien masculin. Une (grande) partie du problème.
"J'ai été soutenue par plus d'une centaine de personnes, ça m'a fait du bien", nous détaille-t-elle. "Sur ces 100 personnes environ, il y a eu trois hommes. QUE trois hommes". La jeune femme rappelle pourtant les faits : "Le harcèlement de rue touche principalement les femmes, et les harceleurs sont principalement des hommes". Et s'insurge : "Ce n'est pas normal. Ils doivent dénoncer tout ça avec nous, on en a besoin."
Besoin de soutien, mais aussi de sororité et de libération de la parole. Un ingrédient essentiel à la prise de conscience actuelle, estime Aliette de Laleu. "Je pense que par rapport à ma génération, le fait d'avoir mis un mot dessus : harcèlement de rue, et d'en parler aide beaucoup", appuie-t-elle. "Quand j'étais jeune, le jour où j'en ai parlé à une amie, j'ai réalisé que ce n'était pas que moi, que c'était un problème généralisé et j'aurais aimé qu'on nous dise que ce n'était pas de notre faute, que toutes les femmes étaient touchées, que ce n'était pas acceptable et qu'on avait le droit de répondre, de ne pas se laisser faire".
Répondre reste cependant difficile pour certaines. Par crainte ou encore par sidération. La journaliste admet qu'elle aussi connaît cela. "Parfois, je suis incapable de prononcer un mot, parfois je réponds de manière virulente". Elle incite toutefois de ne pas rester muette auprès de ses proches, de ne pas hésiter à se livrer autant que possible. Des conseils que formule aussi Loïse Dewildeman, encourageant même à se servir de son téléphone sur l'instant. "J'invite toutes les femmes à témoigner, à filmer, à diffuser ce qu'elles subissent. Et si vous êtes témoin de harcèlement ou d'agression dans la rue, venez en aide à la victime, sans hésiter une seule seconde."
"Il faut que ça change", lâche-t-elle. Et le plus rapidement possible.