Les femmes noueraient-elles un lien complexe avec leur voix, tendance je t'aime moi non plus ? Il se pourrait bien que la relation que nous entretenons avec cette dernière, et la vision que la culture nous renvoie, soit, plus qu'un ressenti subjectif, un véritable et vaste enjeu de genre, qui se perpétue à travers les siècles. De plus en plus de recherches et d'enquêtes mettent l'accent sur cette réalité.
L'histoire de notre voix a beaucoup à dire. Car au fond, qu'est-ce qu'une voix raconte sur celles et ceux qui la possèdent ? Dans une époque de libération de la parole, quelle place attribue-t-on à cette voix trop mésestimée ? Il y a de quoi sérieusement s'interroger. Alors que les discours se multiplient, rien de plus normal que de s'attarder sur ce qui les fait résonner. Cette voix, si importante, et pourtant si étouffée.
La voix, un enjeu de genre ? C'est en tout cas ce que nous assure Veronica Rueckert, autrice du bien nommé essai Outspoken: Why Women's Voices Get Silenced and How to Set Them Free (littéralement : "Pourquoi les voix des femmes sont réduites au silence et comment les libérer"). Interrogée par la revue en ligne The Helm au sujet de ses recherches historiques, l'experte explique que les voix des femmes ont toujours été accolées aux mêmes qualificatifs péjoratifs : ce sont des voix grinçantes, stridentes, énervantes, ou, à l'inverse, difficiles à faire entendre. En somme, des voix qui prennent trop de place, ou pas assez, dans un monde d'hommes.
Ce "trop ou trop peu" contradictoire en dit long sur les remarques et préjugés bien souvent associés aux femmes, à leurs corps et leurs attitudes, au sein du système patriarcal. Le moindre fait - telle tenue, tel comportement au travail, ou telle prise de parole dans les médias - sera toujours réduit à ce trop ou pas assez. Et cela commence par la voix.
"Les femmes ont été contraintes à cette relation dysfonctionnelle avec leurs voix. La liste des adjectifs associés à ces voix est stupéfiante et super déprimante", déplore encore Veronica Rueckert.
Simple détail tout à fait subjectif ? Bien au contraire. La voix des femmes a tout à voir avec la composition des organismes qui constituent notre société (à qui revient au juste la parole d'autorité ?) et avec les habitudes et injonctions associées de tout temps à la gent féminine. La mode du corset par exemple, détaille l'autrice, développée dans les années 1700 et 1800, n'a eu d'autre visée, par-delà sa dimension esthétique, que de réduire la voix des femmes en leur empêchant de respirer correctement.
Comme souvent dans l'histoire de la condition féminine, les enjeux organiques sont des enjeux politiques. Et les complexes physiques expliquent en partie ceux qui concernent la teneur de la parole. Puisque c'est aussi le corps qui porte la voix, ce qui a pu le brimer au gré des siècles n'est pas indifférent à cette "relation dysfonctionnelle". Dysfonctionnelle, car les femmes n'ont pas appris à aimer ce qui pourtant peut représenter leur singularité, et plus encore leur force.
Question d'éducation, d'habitudes, de culture également. Parmi les représentations culturelles, le stéréotype de la "gentille fille", au discours poli et policé et à la discrétion d'or, "celle qui ne fait pas de vagues et donc n'élève pas la voix", détaille l'essayiste, qui date carrément cette injonction sociale... à la naissance des figures bibliques. Discours culturels également, comme ceux de bien des philosophes antiques, ayant banalisé dans leurs préceptes une forme de misogynie millénaire ("Un modeste silence est l'honneur de la femme", a écrit Aristote).
Toute cette histoire de voix complexée et complexante ne date donc pas d'hier. C'est rien de le dire. L'espace d'une rétro accablante, le site The Cut se demande non sans ironie si "la voix d'une femme peut être correcte" en rappelant que les mêmes remarques désobligeantes se sont perpétuées du forum romain à la campagne électorale américaine de 2016.
Ainsi l'oratrice et avocate Caia Afrania fit-elle du temps de la Rome antique l'objet de bien des critiques visant non seulement ses discours, mais plus encore le son de sa voix. L'auteur antique Valerius Maximus n'hésitait pas à employer les termes de "jappement" ou "aboiement" pour désigner la parole de cette femme qui avait le malheur de plaider. L'exposition de la voix était presque considérée comme une obscénité en soi. Dans ce contexte, fustiger les sonorités de la voix, soi-disant désagréables, permet de mieux bousculer le contenu du discours, sa force et surtout, sa légitimité.
Une méthode que connaissent bien des femmes politiques, chanteuses, entrepreneuses et figures médiatiques actuelles, à n'en pas douter. Tant et si bien que The Cut parle "d'ADN culturel".
ADN si bien ancré que de nombreux médias, comme le Daily Cannon, sont aujourd'hui obligés de le rappeler à l'adresse des lecteurs obtus : "Il n'y a pas de souci avec la voix des femmes, il y a un souci avec vous". Comprendre, si la voix des femmes vous dérange, vous êtes le problème. Un correctif très actuel. Car comme le relève le média en ligne, au 19e siècle déjà, on obligeait les standardistes féminines à suivre des cours pour garantir à leurs interlocuteurs "un timbre doux et mélodieux". Une autre forme de contrôle.
Et dans certains domaines contemporains comme le commentaire sportif, déplore le site, il n'est pas rare que ce soient les femmes qui fassent l'objet du plus de critiques virulentes de la part du public. Un domaine pourtant non exempt de passion et d'excès vocaux du côté des messieurs... De quoi crier à l'injustice dans un système où l'égalité des sexes passe (aussi) par l'égalité des voix. "Nous nous battons pour chaque mot et si nous oublions cela, nous ratons ce pour quoi nous nous battons", insiste à ce titre Veronica Rueckert.
Et l'autrice, qui anime justement des ateliers à ces fins, de conclure : "Il s'agirait de se réapproprier cette voix et d'apprendre à l'aimer malgré toute cette pression". Challenge accepté ?