Lorsque on évoque "la chose" à l'époque antique, une flopée d'images scabreuses nous viennent spontanément à l'esprit. Des orgies de l'empereur Caligula aux scènes de sexe torrides des séries "péplum-friendly" comme Spartacus en passant par les grivoiseries "d'époque" d'un Pétrone et de son délirant Satiricon, la Rome antique s'apparente dans nos têtes à un vaste bordel - au sens "propre" du terme. Fort heureusement, des voix érudites comme celles de l'historienne Virginie Girod, spécialiste de l'Histoire des femmes et de la sexualité, sont là pour bousculer ces clichés coriaces qui sentent le souffre et le stupre.
"Etre une digne mère de famille ou être une putain. Lorsqu'on était une femme dans la Rome antique, on appartenait nécessairement à l'une de ces deux catégories antagoniques", écrit l'autrice dans son foisonnant Les femmes et le sexe dans la Rome antique. A en lire la spécialiste (également diplômée en sexologie), la sexualité dans l'Antiquité romaine est avant tout un enjeu (pour ne pas dire un langage) social. Le sexe hiérarchise. Il catégorise. Définit les relations de pouvoir au sein de la société romaine. Et donc, loin d'être aussi "libre" qu'on le croit, il est source de complexes et de honte, de tabous, de préjugés et de violences. Comme aujourd'hui !
A l'occasion de la sortie de son nouvel opus (La véritable histoire des douze Césars, aux éditions Perrin), et à l'aune de sa passionnante conférence Sexus Originus (en partenariat avec Terrafemina), qui prendra place le mardi 22 octobre à La Nouvelle Eve (à 20h30, sortez votre agenda) afin de dévoiler les origines de notre sexualité, Virginie Girod se plaît aujourd'hui à déconstruire nos fantasmes. Et met à nu cette histoire de la sexualité que l'on ignore trop.
Virginie Girod : Tout à fait. La société romaine est basée sur la filiation et celle-ci structure le patriarcat. Ce souci de filiation passe par le contrôle de la sexualité féminine. Puisque le sexe dans l'Antiquité s'est construit autour de la reproduction, on ne peut donc pas y couper : il faut pénétrer !
L'homme romain se caractérise par le fait de pénétrer l'autre. C'est ce que j'appelle : "le dominant pénétrant". Il est dominant socialement (rien de "BDSM" là-dedans) et quand il pénètre l'autre, il le "féminise". Car dans l'Antiquité, la femme est à la fois dominée socialement et pénétrée sexuellement.
En somme, chez les Romains, il n'y a que deux catégories sexuelles (la femme et l'homme, des différenciations purement biologiques), puis une façon de se comporter, soit "comme une femme", soit "comme un homme". Un citoyen qui est au sommet de la hiérarchie sociale peut pénétrer un autre homme pourvu qu'il lui soit inférieur socialement. Cet homme joue donc "le rôle de femme".
V.G. : En fait, cela nous renvoie aux deux faces de la même médaille féminine : la mère et la putain. La mère est là pour mettre au monde les enfants. Il faut donc contrôler sa sexualité pour être certain de savoir "qui est le père". On dit d'ailleurs : "mater semper certa est", c'est-à-dire que "on est toujours certain de l'identité de la mère", mais pas de celle du père. Et de l'autre côté, il y a la putain. La prostituée est exclusivement là pour le plaisir des hommes. Car l'on ne va pas "s'amuser" avec son épouse, qui existe pour enfanter.
On peut vivre la passion avec une prostituée, mais c'est une passion rémunérée. A Rome, l'amour n'a pas vraiment sa place. Les hommes vont donc acheter l'illusion de l'amour avec les putains - mais ce n'est qu'illusion. Malgré tout, il faut quand même qu'il y ait du désir dans cette société. Alors on va effectivement érotiser les corps. Ce corps féminin, il faut savoir l'habiller et le fragmenter, à l'aide de vêtements, afin de "fabriquer" l'érotisme.
Au premier siècle par exemple, on portait de grands colliers qui se croisaient sur la poitrine. On pouvait les porter avec des vêtements ou sans, pour être plus "sexy". Au gré des peintures antiques, on constate que les femmes portaient également des tuniques qui passaient sous les fesses. Isolée, cette partie du corps devenait le centre érotique. Le champ de "l'érotisme" désigne tout ce qui se développe autour du coït, de la pénétration.
V.G. :Le clitoris n'a été redécouvert qu'au 20e siècle par des chercheurs, mais on a toujours su qu'il y avait un "truc" (sourire). Dans l'esprit des romains, le clitoris existe : il est l'équivalent d'un petit pénis. Au fond, ils n'étaient pas si éloignés biologiquement de ce qu'est réellement un clitoris.... Mais ils en avaient un peu peur. Dans leurs têtes, le clitoris pouvait concurrencer le pénis. Le fait que les femmes homosexuelles fassent "des choses" avec leur clitoris, par exemple, était pour eux tout à fait dégueulasse ! Juridiquement cependant, on ne pouvait pas attaquer des femmes pour des pratiques homophiles, car elles ne pouvaient pas avoir d'enfants.
Pour ce qui est du plaisir, quelques médecins de l'ère antique avaient dans leur clientèle des femmes de la famille impériale et disaient donc que la jouissance féminine pouvait être "importante" pour procréer... mais il s'agissait avant tout de dire à ces clientes ce qu'elles voulaient entendre. Pour autant, certains auteurs, comme Ovide et son fameux Art d'aimer, ont pu écrire sur le fait de caresser ses compagnes féminines.
Le poète précise à son lecteur : "Que la honte ne t'empêche pas de la caresser dans ces endroits-là". Il parle bien de la masturbation manuelle du clitoris de sa partenaire. Mais ce cheminement vers l'orgasme féminin n'est pas tant énoncé pour faire plaisir à la femme... que pour réjouir l'orgueil de l'homme, cet homme qui sait qu'il est parvenu à satisfaire sa compagne.
V.G. : Tout cela s'est construit sur nos fantasmes. Les péplums sont sortis en salles à un moment où la libération sexuelle était en germe. Les fantasmes de l'époque ont donc été reportés sur une Antiquité que l'on imagine forcément débridée. Et puis on l'imagine ainsi car les auteurs antiques ne nous parlent... que de cul ! De relations entre hommes et femmes, de leurs désirs.
Pour vendre des livres dans l'Antiquité, il faut parler des choses qui font scandale. Et oui, "on ne parle pas des trains qui arrivent à l'heure" !... Mais dans l'Antiquité, contrairement à ce que l'on pense, il n'y a pas de sexe partout, loin de là. Lorsque l'on voit la représentation d'un pénis à Pompéi par exemple, avec la mention "Ici habite la joie" ("Hic habitat felicita"), ce n'est pas une "bite" que l'on montre. Il s'agit avant tout de dire : ici, le malheur n'entre pas. De même, les corps des dieux comme Vénus ou Apollon ne sont pas censés susciter le désir. Si c'est le cas, vous souffrez du "fétichisme des statues" (l'agalmatophilie).
A ce sujet, sur les peintures antiques de relations érotiques que l'on a pu retrouver dans les chambres à coucher de Pompéi ou les lupanars (les maisons closes), l'on constate que la fente du sexe des femmes est visible. A l'inverse, le corps des Vénus (les statues qui représentent la divinité) n'ont pas la sexe fendu, pour la simple raison qu'elles n'étaient pas censées susciter les désirs des citoyens. Elles n'étaient donc pas censées être pénétrables.
Dans l'Antiquité, même le cunnilingus n'a pas bonne presse : l'homme qui le pratique est considéré comme un "chien"... Le cunnilingus est mal vu puisque l'on sort de la phallocentricité : on utilise la langue à la place du pénis. C'est inconcevable ! Finalement, les individus les plus libres "sexuellement" restent les esclaves. Car ils n'ont pas de "dignité" à protéger.
V.G. :Les règles étaient un vrai tabou dans la Rome Antique. De toute façon, le sang menstruel a toujours dérangé. Pendant très longtemps, l'on ne comprenait tout simplement pas ce que c'était. Symboliquement, le sang des règles est associé à la "souillure". Dans le monde romain, il y a trois grandes souillures : la naissance, le rapport sexuel, la mort.
Or, le sang menstruel renvoie autant à la naissance (avec le retour de couches) qu'à la blessure, donc à la mort. Puis dans l'Antiquité, les menstruations suscitaient toutes les superstitions. On pensait que le sang des règles pouvait faire tourner le raisin des vins, ternir l'éclat d'un miroir.
Pline l'Ancien nous disait même que coucher avec une femme qui a ses règles permettait de guérir le paludisme ! Bien sûr, si c'était vrai, cela se saurait (sourire). Récemment encore, on rabâchait aux jeunes filles qu'avoir ses règles faisait tourner la mayonnaise. Je crois que lorsque le corps féminin sera enfin dédramatisé, on aura bien avancé socialement.
V.G. : Oui. On trouve par exemple tout un tas de poèmes sur les maris "cocus" car il s'agit de l'une des grandes terreurs des Romains. L'infidélité, donc, mais aussi l'impuissance. Lorsque l'on veut montrer qu'un empereur n'est plus apte à gouverner, on l'attaque en disant qu'il est impuissant. Le seul moment où les femmes prennent totalement le pouvoir face aux hommes, c'est lorsqu'elles se trouvent face à un homme qui ne parvient pas à avoir une érection. Les Romaines ont donc le droit de se déchaîner contre lui, de l'humilier.
Aujourd'hui encore, en sexologie, le problème de la "panne" est une très récurrente préoccupation chez les hommes. De fait, de manière évidemment différente, citoyennes et citoyens romains sont tous soumis au même système et à toutes les formes de pressions sociales qui en émanent.
V.G. : Je crois qu'une fois que l'on remet les informations dans leur contexte, que l'on explique bien les choses, que l'on dépassionne le débat, et que l'on comprend d'où viennent tous nos clichés sur la sexualité, on peut enfin s'en éloigner. Car pour transformer la société, il faut en prendre conscience.
Sexus Originus, une conférence de Virginie Girod (1h/1h30).
Le mardi 22 octobre à 20h30.
A La Nouvelle Eve, 25 Rue Pierre Fontaine, 9ème arrondissement.
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