"En attendant de cramer le patriarcat, on pourrait peut être faire en sorte de s'aimer un peu plus", "Si on pouvait enfin s'affranchir du vieux monde jusqu'à notre culotte, ce serait quand même pas mal", "Il faut être la salope d'un seul homme, parce que 'salope" tout court, ca fait un peu trop salope", "- Avec tes règles, tu dois en foutre partout ! - Tu confonds avec un meurtre à l'arme blanche...".
Des punchlines réjouissantes comme celles-ci, il y en a plein dans Libres, l'adaptation en short-com animée du livre éponyme des autrices militantes Ovidie et Diglee (Libres ! Manifeste pour s'affranchir des diktats sexuels, aux éditions Delcourt). Réjouissantes, oui, car c'est bien de jouissance dont il s'agit. Trois minutes durant, chaque épisode de cette courte websérie estampillée Arte passe au crible toutes les injonctions qui pèsent sur la sexualité féminine - mais aussi masculine. Avec beaucoup de facétie.
Comme tous les meilleurs slogans féministes, Libres épingle les complexes, problématiques et pépites sexistes à grands coups d'irrévérence. Ponctués par les virgules sarcastiques de la comédienne Sophie-Marie Larrouy (créatrice du podcast A bientôt de te revoir), ces focus thématiques rappellent à quel point société, culture et médias façonnent notre sexualité, nos fantasmes, notre intimité. Sans pour autant déboulonner les tabous.
Car le sexe est partout et nulle part à la fois. Tour à tour obsession et non-dit, il concentre les contradictions d'une société, mais aussi ses révolutions. Intarissable, Ovidie nous en dit plus sur cette série qui fait sens.
Ovidie : J'aime diversifier les supports et les formes – docu, fiction, écriture, roman graphique, podcasts... Et c'est effectivement la première fois que je travaille sur de l'animation. J'avais proposé l'idée de décliner Libres en série à Arte et je pensais que ça allait être léger, facile à faire entre deux documentaires plus "plombants"... Mais en vérité cela prend un temps infini !
Car c'est si compliqué et minutieux, l'animation : ces dix épisodes de 3 minutes 30 ont tout de même pris deux ans de ma vie. Lors de la sortie du livre, en plein #MeToo, on enchaînait les interventions en librairies avec Diglee et ces rencontres suscitaient toujours beaucoup d'échanges très stimulants avec une majorité écrasante de jeunes femmes – générations Y et Z, de 18 à 35 – discutant de la déconstruction de leur propre sexualité. L'idée de cette websérie était donc de poursuivre ce dialogue entamé en 2017.
Libres était déjà chapitré en thématiques, ce qui a rendu l'adaptation en série plus limpide. Elle s'adresse d'ailleurs aux mêmes générations, celles qui ont l'habitude de "binger" ce genre de formats. On a transformé ce qui ressemblait davantage à un manifeste en véritables petites histoires courtes.
Ovidie : Libres est un appel à l'indulgence envers soi-même. On propose des pistes de réflexions, en interrogeant l'origine des injonctions auxquels on se confronte au quotidien – injonctions qui nous renvoient à notre environnement personnel, culturel, médiatique. Mais l'on pose aussi la question : dès lors que l'on comprend les raisons de ces injonctions, doit-on pour autant tout envoyer balader par "pureté militante" ?
Autrement dit, peut-on, du jour au lendemain, parvenir à vivre en cohérence totale avec nos convictions féministes dans une société patriarcale ? En vérité, on peut avoir conscience de ces injonctions et agir en contradiction avec cette idée de "pureté militante". Et il n'y a pas à complexer. Le message de la série serait donc : "Faites comme vous pouvez", car tout est déjà suffisamment compliqué comme ça.
En fait, on ne propose pas de solution miracle, simplement quelques zones d'exploration. En tant que féministe, il ne faut pas s'auto-flageller : on peut agir stupidement, être influencée par les discours dominants, perdurer dans une forme de "servitude volontaire"...
Ovidie : Le problème c'est qu'une norme en chasse toujours une autre, avec une facilité déconcertante et un temps record ! Certaines tentatives de libérations féministes peuvent effectivement être récupérées et détournées. C'est par exemple le cas du mouvement body positive. Certaines choses, censées être émancipatrices à l'origine, peuvent tout à fait être instrumentalisées pour ne devenir que de simples arguments de vente au sein de notre société néo-libérale, des séries à la publicité.
Ovidie : Les deux, mon général ! Société et pornographie s'entre-nourrissent. Régulièrement, un petit point porno vient ponctuer certains épisodes, car le X pénètre toutes les représentations médiatiques que j'évoque – séries, films, livres. Tout cela fait partie d'une même culture : ce que l'on retrouve dans la pornographie, on le retrouvera à un degré moindre dans une pub ou un clip, et toutes sortes de représentations mainstream.
Par exemple, tout comme le CSA est débordé par les demandes de censure quand une publicité ose montrer du sang rouge et non du sang bleu, le porno nous montrera toujours plus de sperme que d'actrices en train d'avoir leurs règles. Sophie-Marie Larrouy le raconte : "Pour les doubles pénétrations, y'a du monde, mais pour trois gouttes de sang, y'a plus personne".
Moralité, qu'importe le support, ce sont des idées identiques qui circulent quand on parle du corps des femmes.
Ovidie : C'est un sujet un peu casse-gueule, puisqu'en l'abordant, on prend le risque d'être donneuse de leçons, culpabilisante... Mais l'idée était d'insister sur des représentations médiatiques de la bisexualité qui, en vérité, cochent toutes les cases de l'hétéronormativité : une bisexualité qui se construit sur l'ego d'un voyeur symbolique, hétéro, qui s'amuse de voir deux femmes se faire bisou-bisou et jouer à la poupée.
Avec cette "bisexualité respectable", on sort totalement d'un rapport authentique qui ferait vraiment plaisir aux femmes concernées. Encore une fois, on retrouve exactement les mêmes représentations dans la pornographie mainstream. Loin d'être émancipatrices, ces images glamour excluent tout un pan de la réalité, comme les discriminations et violences dont font toujours l'objet les femmes lesbiennes et bisexuelles dans la société.
C'est là le grand problème : Madonna a tout à fait le droit d'embrasser ses copines à la télévision, mais deux femmes qui se tiennent la main dans la rue risquent encore de se faire péter les dents.
Ovidie : Je pense que l'idée n'est pas simplement de se demander si on parle encore tant de Cinquante nuances de Grey, mais de remarquer que le schéma qu'il exploite traverse les époques et les genres. Des mommy porn sortent encore tous les mois, ne serait ce qu'en édition numérique. Le schéma de la fille prude et vierge, qui va se révéler être une "grande putain" dans les bras d'un homme expérimenté et riche, se recycle.
On le trouvait déjà dans le porno des années 70 et la bande dessinée érotique d'ailleurs. Et on le retrouve encore aujourd'hui avec le film 365 jours sur Netflix par exemple (ou 365 Dni). Cinquante nuances de Grey est donc toujours présent dans notre culture. Des soirées spéciales Cinquante nuances s'organisaient encore dans certaines boîtes de cul avant le Covid.
Tout ça pour dire que même si le mommy porn disparait demain, son schéma initiatique central, cette idée d'être révélée sexuellement par un homme à la grosse Rolex et au gros hélicoptère, perdurera toujours.
Ovidie : J'ai appelé Sophie-Marie lors du premier confinement, en mars-avril 2020. Un pilote avait déjà été tourné. Ma voix off était très présente dans ce premier épisode... Trop ! Et puis, cette voix était monocorde, sans grandes variations émotionnelles. Tu as envie de te pendre en l'écoutant non-stop ! (sourire)
D'où l'idée d'amener la voix de "SML", qui rend le tout plus énergique, suscite des interactions, un dialogue, des relances, permet de scénariser les intros et conclusions des épisodes. Et puis, elle est drôle ! Sophie-Marie apporte un dynamisme que je n'ai pas. Enfin, nous sommes sur la même longueur d'ondes, ce qui est important. Je voulais travailler avec une voix qui soit cohérente avec mes optiques de réflexion. Je ne pouvais pas imaginer collaborer avec une autrice qui soit abolitioniste par exemple.
Ovidie : Oui, les cartes ont été rabattues depuis #MeToo. Il y a eu une accélération dans la prise de conscience collective de bien des problématiques et discriminations. On a pu s'en rendre compte au niveau des représentations médiatiques et culturelles, avec une vague d'oeuvres plus inclusives, des séries aux films. Mais si les représentations évoluent, observe-t-on forcément un impact sur la vie des gens ? Cela, il est encore trop tôt pour le mesurer.
Entre le temps de l'évolution dans les médias et l'évolution "réelle" sur le terrain, on dit généralement qu'il faut compter en moyenne dix ans. Dix ans pour que les idées progressistes finissent par s'implanter. Néanmoins, dans la vie des gens, ca bouge déjà. Du côté des jeunes notamment.
Les nouvelles générations sont tellement stimulantes. Elles ont déjà beaucoup d'avance sur bien des sujets, comme la non-binarité, les transidentités, la notion de consentement... Et puis, elles aussi produisent des contenus ! Ce qui permet aux réflexions de circuler encore plus facilement.
Ovidie : Disons que je n'estime pas forcément être sortie de toutes les injonctions que j'évoque. Mais on y travaille doucement (sourire). En vérité, je me sens un peu fatiguée ces derniers temps, par une ambiance générale, qui s'observe sur les réseaux sociaux notamment.
Quand tu es féministe, tu subis des raids, tu peux recevoir des milliers de commentaires négatifs, et cela, tu ne peux pas sincèrement t'en foutre. Mais en parallèle, je trouve aussi qu'il y a beaucoup moins de sororité au fil des années, et plus de violences intra-féministes. Or, se prendre des baffes de la part d'autres militantes, cela fait bien plus mal que de se prendre un commentaire d'un Jean-Michel qui t'explique la vie.
Oui, la bienveillance n'est pas toujours présente.