La gueule de bois, fort malheureusement, est un phénomène que l'on ne présente plus. Les symptômes de cette charmante affliction de lendemain de soirée sont facilement reconnaissables : maux de tête, bouche sèche, étourdissements, sensation d'être passé sous un huit tonnes... Ce que l'on sait moins, c'est qu'il n'y a pas besoin d'avoir forcé sur le champagne pour en souffrir : si vous êtes introverti, cette réaction physique face à un excès peut aussi être déclenchée par... une overdose d'interactions sociales. Quel est ce mal peu connu, qui met en lumière les difficultés quotidiennes que doivent affronter les grands timides ?
Notre personnalité est très difficilement définissable, puisqu'elle est subjective, fluctuante et soumise à de perpétuelles évolutions. Il est cependant possible de distinguer chez un individu des traits déterminés, des sortes de "constantes" qui influent sur notre manière de nous connecter au monde et aux autres. L'introversion est l'une de ces constantes : mise en évidence par le psychologue suisse Carl Gustav Jung, elle désigne les personnes qui ont tendance à se replier sur elles-mêmes.
Enfants, les introvertis allaient se cacher pour réfléchir tranquillement, se barricadaient dans les toilettes pour lire sans être dérangés et suppliaient qu'on les laisse seuls plutôt que d'aller à un énième anniversaire. Adultes, ils font parfois semblant d'être partis en week-end pour qu'on les laisse tranquille deux jours, sont toujours les premiers à rentrer chez eux en soirée et adorent voyager ou aller au cinéma en solo.
En effet, les introvertis ne sont pas de grands fêtards ou des bavards invétérés. Contrairement aux extravertis, qui s'épanouissent dans les interactions sociales, sont spontanés et ouverts, ils se distinguent par leur discrétion, leur sens de l'observation et de la réflexion. Ce sont des éternels timides, mal à l'aise en société ou avec des inconnus, qui ont du mal à se sociabiliser. Et comme le souligne Susan Caine dans son discours pour la conférence TED de 2012 bien que l'introversion soit souvent considérée – à tort- comme une tare, elle implique pourtant de belles qualités comme une hypersensibilité, une créativité accrue et une imagination développée. Mais cela a un prix : les personnes introverties ont un besoin vital de solitude. C'est en étant seules qu'elles se ressourcent, rechargent leurs batteries mentales et peuvent "fonctionner" correctement.
Pour un introverti, un Noël chez sa belle-famille, un dîner professionnel ou une grosse soirée cocktail peuvent donc se transformer en véritables séances de torture. Leurs grandes difficultés pour sortir de leur coquille et se lier avec les autres font de ce type d'événements de véritables challenges, qui leur demandent des efforts aussi démesurés qu'exténuants. Au point où une socialisation excessive peut provoquer chez eux des symptômes semblables à ceux d'une gueule de bois.
Pour les introvertis, les interactions sociales n'ont rien de naturel : au contraire, elles sont très stressantes et leur demandent beaucoup d'énergie. Par conséquent, comme l'explique Shawna Courter au Introvert Dear, un site spécialisé sur le sujet, les personnes introverties ont une quantité d'énergie disponible pour la sociabilisation bien moins importantes que celle des extravertis : parler pendant deux heures de la pluie et du beau temps tout en vantant les mérites des baies de Goji à des inconnus, c'est pour eux l'équivalent d'un marathon. Et dans la mythologie grecque, le premier coureur Philippidès en est mort.
Lorsqu'on met un introverti dans une situation qui lui demande une extrême sociabilisation, cela peut provoquer un mal-être physique que Shawna Courter appelle très justement la "gueule de bois des timides". Ses symptômes sont les mêmes que ceux qu'une gueule de bois traditionnelle : migraines, suées, étourdissements, sensation d'étouffement, bouche sèche... Sauf qu'au lieu d'être provoquée par un excès d'éthanol (les molécules d'alcool) que notre corps lutte pour évacuer, cette gueule de bois un peu particulière serait provoquée par un excès de sociabilisation, substance toxique par excellence pour les introvertis. Lorsqu'ils s'épuisent en faisant un effort trop violent ou prolongé pour nouer des interactions avec d'autres personnes, ils expérimentent une sensation d'overdose, qui les pousse à s'isoler en urgence. Leur cerveau sature et le besoin d'être seul devient oppressant.
La bonne nouvelle ? C'est que pour guérir cette gueule de bois, nul besoin de s'armer de Doliprane et de junk food : il suffit de s'accorder quelques moments de solitude pour faire passer cette désagréable sensation. Si vous êtes introvertie, vous devez apprendre à exposer clairement vos besoins : sans pour autant trop vous refermer sur vous-même, il n'y a rien de scandaleux à vouloir du temps pour soi, seule avec vos pensées et vos émotions. Pour éviter le burn-out social, c'est une nécessité absolue.
De plus, pour Shawna Courter, cette gueule de bois des timides est révélatrice de la pression sociale que l'on fait peser sur les introvertis : alors qu'on comprend qu'un extraverti devienne dingue s'il est privé de contact humain, les exigences des introvertis passent pour des caprices immatures et étranges. Actuellement, être sociable et ouvert sont les qualités les plus valorisées par notre société, qui multiplie les injonctions à la sociabilisation en comptant les amis Facebook et les likes sur les photos Instagram. La solitude dérange, et l'introversion paraît de fait suspecte ou honteuse, tandis qu'on cherche désespérément à être le plus entouré possible. Encore faudrait-il considérer que le plus effrayant n'est pas le besoin d'être seul, mais la peur panique d'une société entière à l'idée de se retrouver en tête-à-tête avec ses pensées - ou son absence de pensées.