Culture
L'interview girl power de Suzane
Publié le 10 juin 2020 à 14:25
Par Catherine Rochon | Rédactrice en chef
Rédactrice en chef de Terrafemina depuis fin 2014, Catherine Rochon scrute constructions et déconstructions d’un monde post-#MeToo et tend son dictaphone aux voix inspirantes d’une époque mouvante.
Couronnée par une Victoire de la musique 2020, Suzane s'est lovée dans le paysage artistique français à coups de refrains addictifs et de textes engagés. La chanteuse a accepté de nous livrer ses colères et ses inspirations.
La chanteuse Suzane La chanteuse Suzane© Liswaya
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La rencontre s'est faite autour d'un café dans une brasserie de Barbès, dans le "monde d'avant". Suzane avait débarqué avec son accent chantant et son carré roux d'héroïne manga, auréolée de sa Victoire de la musique de la Révélation scène. Un prix dont elle ne se remettait toujours pas, "sonnée". Car les choses sont allées vite pour cette ancienne danseuse classique.

Exilée d'Avignon, son job de serveuse dans un bar parisien lui aura servi de poste d'observation pour étudier ce drôle de monde. Au fil des années, elle a façonné son personnage, mi-ninja, mi-crooneuse, ciselé sa plume, jusqu'à livrer début 2020 un album au nom bizarroïde, Toï Toï (l'équivalent allemand de notre "merde" avant d'entrer sur scène). Derrière la légèreté des rythmes électropop et les ritournelles entêtantes, Suzane balance du lourd : des textes à la fois drôles et engagés sur les injustices, le harcèlement sexuel, l'homophobie ou encore la crise climatique. Une artiste infiniment moderne, féministe, en prise avec cette époque qui part en live. Et qui compte bien continuer à donner de la voix.

Terrafemina : Tu étais serveuse, te voilà aujourd'hui couronnée d'une Victoire de la musique.

Suzane : Oui, je n'aurais pas osé rêver jusque-là ! Il y a cinq ans, il était devenu urgent d'écrire mes chansons quand je suis arrivée à Paris. Mais je n'osais pas me lancer. Et puis un jour, j'ai arrêté de tout jeter et c'est la rencontre avec le jeune producteur Chad Boccara qui a été décisive. Cela a été un coup de poker pour nous deux, mais on avait tellement envie.

Quand Océane- ton vrai prénom- est-elle devenue Suzane ? Comment as-tu créé ton "personnage" ?


S : D'abord, il y a eu le prénom- même mes proches ont commencé à m'appeler comme ça. Et puis il y a eu la combi. Quand j'ai commencé à avoir des rendez-vous pour présenter mon projet, je me suis dit que je pouvais me laisser "délirer".

Ce look, c'est un mélange de Bruce Lee, dont je regardais beaucoup les films avec mon père, d'Elvis Presley, dont les images de concert passaient sur toutes les télés qui ornaient un resto 50's à Montpellier dans lequel je bossais : je regardais Elvis avec mes burgers et j'avais tellement envie de lui ressembler ! Et la dernière figure qui m'a inspirée, c'est Louis XIV que j'ai beaucoup étudié en Histoire de la danse. Donc à la fin, ça donne ma combi unisexe de Suzane que j'aime porter sur scène.

Choisir le prénom de ton arrière-grand-mère a-t-il été une forme d'émancipation ?


S : Oui, complètement. On a tendance à me demander si c'était une manière de me protéger mais je dirais que c'est plutôt le contraire. C'est une façon d'aller plus vers moi-même. Un prénom, on ne le choisit jamais et on est un peu prisonnière. Choisir ce prénom, Suzane, c'était une façon de me libérer. Je trouve qu'il a du caractère, il y a ce "Z" au milieu de nulle part. Je me sens plus légère, j'ose un peu plus, j'ai moins peur.

Tu as été danseuse au conservatoire d'Avignon et on peut imaginer que tu as été soumise aux injonctions de la minceur. Comment as-tu réussi à faire la paix avec ton corps ?

S : Je ne sais pas si je suis vraiment en paix aujourd'hui... C'est vrai que l'on m'a lobotomisée. Dans la danse classique, le rapport au corps est très particulier, conflictuel parfois, on est toute la journée devant des miroirs. On exige un "poids plume", c'est-à-dire 14 kilos de moins que sa taille, c'est très précis.

La pesée du mercredi m'a traumatisée, d'autant que j'avais 14-15 ans, en pleine adolescence. Je me rappelle de cette directrice qui mettait son doigt crochu sous la fesse ou attrapait un bout de peau pour vérifier s'il y avait pas de cellulite. C'était humiliant. A la base, j'étais une gamine très libre et je suis ressortie de là pleine de complexes. Ils ont réussi à casser ma confiance en moi. Cela reste encore ancré en moi et certaines de mes amies en gardent de grosses séquelles.

La chanteuse Suzane © Liswaya
Tu as déjà confié avoir ressenti assez tôt les injonctions faites aux femmes.

S : J'ai compris que j'étais une fille quand par exemple les garçons ont refusé que je continue à jouer au foot avec eux. J'avais ressenti un sentiment d'injustice. Et en grandissant, ça a continué : "Arrête de pleurer comme une fillette"... On nous ramène toujours à cette image de femme fragile, on ne peut pas être indépendante, on a forcément besoin d'un homme pour porter les courses. C'était trop loin de moi pour que je m'identifie à cette féminité-là.

Dans ta chanson SLT, tu te mets dans la peau du harceleur. Une chanson qui fait écho au Balance ton quoi d'Angèle.

S : J'ai écrit cette chanson il y a quatre ans, avant Balance ton quoi. C'est d'ailleurs super qu'on ait chacune une façon différente d'aborder ce harcèlement. Plus on prend la parole sur le sujet et mieux ce sera. On était en pleine période #MeToo, cela prenait beaucoup d'ampleur et à l'époque, j'étais serveuse dans le 20e arrondissement de Paris. J'entendais beaucoup de choses autour de moi, des gens qui traitaient les féministes d'"hystériques".

Mon seul pouvoir pour répliquer, ça a été d'écrire une chanson sur le thème et témoigner de situations réelles. Quand cette chanson est sortie, j'ai reçu beaucoup de messages de femmes qui se sont reconnues et des messages de garçons aussi que cela a interpellé et qui me remerciaient. Je suis fière de ça.

Tu conseilles : "Bats-toi fillette". Faut-il arrêter de serrer les dents et d'encaisser sans réagir ?

S : Oui, nous sommes conditionnées. Quand j'ai écrit cette chanson, j'ai pensé à ma mère, à ma grand-mère qui me disaient : "Si on t'embête dans la rue, change de trottoir, trace vite". Pour elles, c'était une sorte de fatalité, "c'est comme ça". Mais je n'ai jamais compris pourquoi il fallait se taire. On n'a pas à subir ça, il faut dire stop.

Quelles sont les armes pour répliquer ?

S : La parole, évidemment. Face à la violence, il y a les mots. Et je pense qu'on peut avancer ensemble. C'est un combat que les femmes ne peuvent pas mener seules. Je suis en tout cas très contente de voir que les femmes prennent la parole, qu'elles descendent dans la rue. C'est très bien que nous n'ayons plus peur de manifester notre colère et notre impuissance. En France, nous sommes encore un peu timides, mais il y a des associations comme Nous Toutes qui met en place des actions et clairement, on va vers l'avant.

Quelles sont les pires phrases sexistes que tu aies entendues dans le milieu de la musique ?

S : Quand tu es une fille, tu ne sais évidemment pas brancher trois câbles... (rires) J'ai tendance à me ressentir quand j'arrive sur scène, je donne des directives et les techniciens qui me regardent d'une façon de dire : "Pour qui elle se prend, celle-là ?". Tant que je n'ai pas montré ce que je sais faire sur scène... Et après le concert, on me balance : "Bravo, la petite. Elle a la pêche et elle sue comme un rockeur !"

Je pense que c'est de la maladresse, mais on a l'impression qu'il faut toujours prouver quelque chose, travailler plus quand on est une femme. Et les gens ont toujours tendance à penser qu'il y a dix gars derrière toi et que tu ne peux pas avoir écrit ta chanson toute seule. C'est bien dommage.

As-tu a l'impression que les choses bougent actuellement ?

S : Oui, j'ai l'impression qu'on est beaucoup plus de filles à bouger en ce moment. C'est cool ! Et même dans la façon dont les féminités sont représentées, la gamine qui écoute de la chanson française peut aller écouter Angèle et s'identifier, Clara Luciani, Aya Nakamura, moi dans ma combi... On n'est plus sur un modèle de nana toute lisse avec ses talons et sa robe.

Dans ta chanson Anouchka, tu dis : "Tu n'as pas à t'excuser..." Les lesbiennes ont tendance à être invisibilisées. Cela te paraissait important d'apporter ta voix ?

S : Oui, elles sont invisibles ou dans les clichés comme "Tu es lesbienne parce que tu as eu une mauvaise expérience avec un homme", ce qui est faux. Et puis il y a ces clichés sur l'apparence : on serait trop masculines par exemple... Anouchka est quelqu'un qui fait partie de ma vie et j'avais envie de raconter son histoire sans l'abîmer. Et montrer qu'une femme peut aller vers elle-même, qu'elle n'est pas obligée de trouver Brad Pitt parfait et tout ça sans être montrée du doigt. J'ai essayé de déculpabiliser.

D'ailleurs, il y a très peu de chansons d'amour lesbiennes. C'est un monde très hétéronormatif. Une chanteuse lesbienne aurait presque tendance à parler d'un "il" au lieu d'un "elle" dans une chanson d'amour pour se protéger. Aujourd'hui, il y a une évolution, on arrive à décrire tous les amours. On se met un peu plus à nu et c'est important.

Tu parles également de l'homophobie, de la peur de faire son coming out dans P'tit gars.

S : C'est un film que j'arrive que décrire, non parce que je l'ai vécu parce que j'ai la chance d'avoir une famille beaucoup plus ouverte et bienveillante, mais j'ai des copains autour de moi ou encore de témoignages de l'association nationale Le Refuge qui m'ont fait prendre conscience que tout le monde ne vit pas son coming out facilement. Certaines personnes ont même été frappées par leur propre père, par leur soeur, elles ont été rejetées. C'était d'une violence inouïe. J'avais envie d'écrire pour que ce petit gars ou cette petite meuf se sentent un peu moins seul·e·s.

Parmi les autres questions essentielles que tu abordes dans ton album, il y a l'urgence écologique. Tu chantes : "On a cassé la planète, il est où le SAV". Cette crise climatique t'interpelle ?

S : Oui, je suis effrayée dans mon quotidien de citoyenne. Ma prise de conscience écolo date d'il y a quelques années car j'ai des copines très engagées qui m'ont beaucoup sensibilisée à ces questions-là. J'ai été en voyage en Chine et quand j'ai vu ce brouillard de pollution à Shangaï, ça a été un déclic. Je ne voulais pas être moralisatrice, je voulais soulever cette question.

Es-tu familière du mouvement écoféministe ?

S : C'est quelque chose qui m'intéresse, mais il faut que je creuse un peu plus. C'est en effet une question intéressante de voir à quel point le réchauffement climatique impacte encore plus les femmes. Greta Thunberg est par exemple une figure qui m'inspire beaucoup. C'est assez fou de voir ces enfants se révolter. Et c'est assez dingue de sécher l'école parce qu'on a l'impression de ne pas avoir d'avenir. Elle est très courageuse parce qu'elle s'en prend plein la tête parce qu'elle touche à un sujet qui est très anxiogène.

Te considères-tu féministe ?

S : Un grand oui ! Souvent, les nanas ont peur de répondre à cette question. Parce que le féminisme est associé à une nana hystérique, qui en veut aux hommes. Alors que non. C'est juste vouloir l'égalité entre les femmes et les hommes. Et ne plus vouloir être enfermée dans un genre. Bref, il faut dire sans sourciller qu'on est féministe. Et puis j'aimerais qu'on dise plus aux filles qu'elles peuvent être patronnes, cheffes d'entreprise, présidente de la République.

La chorégraphe Pina Bausch en 1997
Les trois femmes qui t'ont le plus inspirée dans ta vie ?

S : Pina Bausch, une chorégraphe qui a cassé les codes, qui a tordu la danse traditionnelle dans tous les sens. Elle a été rejetée au début et reconnue plus tard dans son art, je la trouve fascinante. Elle m'a beaucoup inspirée, notamment au moment où je me suis détachée de la danse classique et quand je me suis libérée de la technique et de ses codes.

Barbara a aussi été une chanteuse qui m'a intriguée : elle écrivait ses textes, elle joue, elle a une manière bien à elle de poser ses mots et de raconter son vécu. C'est une femme forte.

Et enfin, mon arrière-grand-mère Suzane. Je l'ai connue jusqu'à mes 7 ans, c'est la première fois que je perdais quelqu'un et c'est aussi pour ça que je me rappelle vivement d'elle. C'est une femme qui avait du caractère et on entendait souvent son opinion. Et pour une femme de son époque, c'était quand même assez rare. Je pense qu'elle serait fière de voir son arrière-petite-fille à la télé !

L'héroïne de fiction que tu adorais quand tu étais amine ?

S : Mulan. La première fois que je l'ai vue, je me suis dit : "Enfin, voilà l'héroïne Disney à laquelle je pourrais m'identifier !". Je regardais jusque-là Cendrillon avec ma grande soeur et j'avais du mal à me reconnaître. Mulan s'émancipe, coupe son carré, se déguise en homme pour aller faire la guerre. Et en plus, c'est une histoire vraie.

Une héroïne de série que tu adores ?

S : June dans The Handmaid's Tale. Je trouve cette série incroyable, elle m'a fait beaucoup de bien, même si c'est terrible ce qu'on voit dans cette dystopie. Mais voir June combattre dans chaque épisode, elle m'a donné beaucoup de force.

L'avancée en matière de droits des femmes que tu attends toujours ?

S : L'égalité salariale. Je trouve ça normal d'avoir le même salaire qu'une personne qui fait le même boulot que moi. Ça m'est déjà arrivé de travailler comme serveuse dans un resto dans lequel mon ami Nicolas était beaucoup mieux payé que moi alors qu'on portait le même nombre d'assiettes et qu'on servait le même nombre de gens.

Et je n'en peux plus du sexisme ordinaire. J'hallucine quand je vois encore les commentaires qui touchent les femmes politiques à qui on fait remarquer qu'elles sont en robe et qui se font siffler. Et n'en parlons pas dans la rue ou au travail ! C'est flippant. J'aimerais que les lois punissent davantage.

La chanson girl power que tu écoutes pour te booster ?

J'aime l'énergie de Beyoncé avec Who Run The World ?. Elle parle aux filles du monde entier.

Ton mantra préféré ?

"Bats-toi, fillette". Ces paroles de ma chansons me collent le plus à la peau.

Ton dernier moment badass ?

Aux Victoires de la musique 2020. J'avais un trac immense, mais j'étais tellement fière de faire résonner mes textes lors de cette soirée que je me suis dit : "C'est ton combat". Quand je suis montée sur le ring, j'ai senti que mon énergie était là.

Album Toï Toï, Suzane

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Culture musique Femmes engagées Girl power News essentielles feminisme people
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