Son flow et ses mots ont bousculé le paysage musical français. Avec son hymne Chinoise, tacle salutaire contre les clichés crasses anti-asiatiques, Thérèse nous en faisait la promesse : elle n'a pas envie de la boucler, bien au contraire. Cette artiste férocement engagée compte bien donner de la voix. Puisant dans ses origines métissées et son parcours protéiforme, celle qui se définit comme une "poupée-tigre" a façonné un univers unique, pop et barré. Citant aussi bien Rihanna, M.i.A que l'artiste Jean-Michel Basquiat ou le peintre chinois Zao Wou-Ki, Thérèse a créé un joyeux cabinet des curiosités très personnel où elle compile joyeusement les références culturelles, les sons tradis et electro, mais aussi ses rêves et ses colères. Le résultat ? Un premier EP, Rêvalité, écrit durant le premier confinement, cloîtrée dans son 34 m2. Un mini-album à son image : hybride, bouillonnant et cérébral.
Identité, role-models, racisme, féminisme ou encore sexualité... Nous avons longuement papoté avec cette artiste plurielle, musicienne, styliste et militante.
Thérèse : Wow, vaste question. Je me décrirais comme un carrefour social, comme quelqu'un de multiple et comme quelqu'un qui a peur de s'ennuyer. Je suis à un croisement entre l'Orient et l'Occident. Mes parents sont nés au Laos, ma mère est à moitié Viet et à moitié Chinoise, mon père est à moitié Chinois et moitié Laotien. J'ai grandi au coeur de ces cultures à la maison que j'ai mélangées à la culture française. Puis à la culture pop anglo-saxonne lorsque j'ai grandi.
Professionnellement aussi, c'est un grand mix. A Vitry où j'ai grandi, nous étions tous très mélangés. Après mon bac, j'ai atterri en école de commerce à Lyon. Une nouvelle vie, un nouveau milieu, des nouveaux codes à assimiler. J'ai ensuite bossé 5 ans dans le marketing dans l'univers du luxe. Bref, j'ai l'impression d'être un grand écart entre... tout ! (rires) Aujourd'hui, tout cet éparpillement converge. Un peu comme ces jeux pour les gamins avec des points à relier : au départ, tu as l'impression que ça ne veut rien dire, puis petit à petit, ça dessine quelque chose.
Un métissage que l'on retrouve également dans tes influences musicales.
T : Oui. J'ai commencé par la musique classique, car j'ai fait le Conservatoire quand j'étais plus jeune. Mes parents n'écoutaient pas de musique française, mais de la variété internationale et de la pop chinoise ou traditionnelle. Le premier album que j'ai eu entre les mains était un best of de Cat Stevens offert par mon père.
Très vite, je me suis mise au rap, au R'n B, au rock et un peu plus tard, à l'electro. Mes artistes phares ? M.I.A., l'une de mes icônes, Rihanna, pour sa musique comme son personnage, Radiohead, Bjork, Nicolas Jaar, la voix de Lana Del Rey, Prince, David Bowie... J'ai toujours aimé les popstars qui véhiculaient quelque chose. J'ai envie de faire de la musique accessible et démocratique et j'aime celles et ceux qui en font. J'aime aussi la musique qui questionne, que ce soit la question raciale, le genre, la sexualité, la religion...
T : On grandit, mais de façon peut-être un peu bancale. Lorsque j'étais petite, je n'avais pas conscience de ce problème. Je me suis identifiée à Britney Spears, aux Spice Girls, à Lauryn Hill. Une partie de moi s'en accommodait.
En revanche, cela a créé chez moi une certaine crise identitaire et un rejet de mes cultures asiatiques. En grande fan de pop-culture, inconsciemment, je me suis dit que si les stars asiatiques n'étaient pas sur MTV, au cinéma, dans la musique ou chez Charlie et Lulu, c'est qu'elles n'étaient pas assez cool, pas assez jolies, pas assez intéressantes...
De fil en aiguille, j'ai arrêté de parler la langue chez moi. Je ne voulais pas avoir d'ami·e·s asiatiques parce que je ne voulais être assimilée à ces personnes-là, j'ai commencé à me faire un gros trait d'eye-liner parce qu'on avait dû me dire : "Tu as de grands yeux pour une Asiatique". Mais au final, je me sentais incomplète, je rejetais la partie de moi qui était la plus évidente.
T : J'ai recollé les morceaux du puzzle, j'ai parlé avec mes parents. Et ça m'a fait du bien. Aujourd'hui, à bientôt 35 ans, je me sens très asiatique, extrêmement française, parce que c'est ce que je suis. Les choses ne sont pas antinomiques : elles se complètent, elles s'enrichissent. Et je m'applique d'ailleurs à expliquer la complexité de l'identité dans mon travail. L'identité n'est pas un gros mot, il est joli. Il faut se le réapproprier.
T : Oui, depuis toujours et pour plusieurs raisons complexes. Le racisme envers les Asiatiques est assez différent. On a souffert pendant très longtemps des clichés positifs : "Ils sont sages", "Ils sont bien intégrés économiquement", "Ils ne font pas de vagues". Ce sont des clichés qui font du tort justement.
Et puis les vagues d'immigration asiatiques sont arrivées plus tardivement que les vagues d'immigration arabes ou noires. Du coup, cette communauté a encore moins de représentant·e·s dans les médias ou la culture par exemple. Et de fait, nous sommes moins défendu·e·s. C'est l'une des missions que je me suis fixée : parler au nom de la communauté, même si je ne prétends pas parler au nom de toutes et tous.
T : Oui, c'est ce que j'énumère dans Chinoise. Il y a le cliché de la femme hyper docile, qui fait des massages tout doux et reste à la maison pour faire à manger. Et puis il y a le cliché de la femme qui n'a pas froid aux yeux. J'ai expérimenté ça très souvent dans ma vie perso. On m'appelle régulièrement "Katsumi" (pseudo de l'ancienne actrice porno d'origine asiatique Céline Tran- Ndlr) dans la rue. Je n'ai rien contre Céline Tran, mais cela montre à quel point ces personnes-là essentialisent, exotisent les personnes asiatiques comme si elles étaient toutes interchangeables.
Les personnes asiatiques sont-elles laissées de côté dans la lutte antiraciste ?
T : Elles ne sont pas laissées de côté, elles sont juste inexistantes. Mais la seconde génération des communautés asiatiques s'est réveillée. Depuis 4-5 ans, il se passe quelque chose, les mouvements se construisent. Et l'apparition du coronavirus a marqué un tournant encore plus fort. Le racisme anti-asiatique est avéré : ce n'est plus un racisme un peu sournois, sous couvert de moqueries. Ce sont des violences verbales et physiques. Et plus personne ne peut le nier maintenant.
T : Effectivement, le patriarcat est bien bien ancré et c'est super que la parole se libère. Et c'est vraiment génial aussi de voir qu'il y a beaucoup d'hommes qui ont aussi envie de changer les choses. Je ne fais pas partie des féministes "anti-mecs". On ne pourra pas se battre en faisant fi de la moitié de l'humanité. Et je n'ai pas envie d'appliquer au féminisme ce que le patriarcat était. Je veux me battre avec des armes différentes.
T : Un sexisme intégré, oui. On te fait des remarques sur ta tenue plutôt que de ta musique par exemple. Mais je mets des barrières très vite. J'ai adopté très jeune un mécanisme de défense. La frontière entre la séduction et le harcèlement est très mince parce que c'est le monde de la nuit, de la fête et cela peut aller très vite...
Aujourd'hui, je bosse avec une majorité d'hommes et ils sont très respectueux. C'est à cette majorité silencieuse que j'ai envie de dire : impliquez-vous, manifestez-vous afin qu'on puisse construire quelque chose ensemble.
T : Le dialogue est essentiel. Qu'ils nous écoutent, mais qu'on les écoute aussi. Pendant le premier confinement, j'ai interrogé huit mecs sur le féminisme dans le cadre d'un podcast. Je trouve ça intéressant d'avoir leur point de vue aussi car cela se construit ensemble. Et je vois que les choses évoluent. Le patriarcat a verrouillé leur parole intime depuis des millénaires, ils débutent. Et il faut garder une bienveillance critique aussi : apprendre à pardonner au passé et se tourner vers le futur. On gaspille de l'énergie à haïr. Il faut en garder pour bâtir demain.
T : Ma mère parce qu'elle a eu une vie super dure et qu'elle a eu une force et une résilience dingues. Et que malgré le fait qu'elle n'ait pas fait d'études, elle arrive à avoir des raisonnements intellectuels et émotionnels dignes de ce que je lis dans mes bouquins de psychanalyse, de philo et de psycho. C'est un petit bout de femme vraiment innocent, mais qui a une force qu'elle ne soupçonne pas.
Il y a aussi la chanteuse M.I.A. parce que c'est une nana qui a su de servir de cette position de "cul entre plein de chaises" pour en faire une force. Elle a mélangé la musique de ses origines tamoules, sri-lankaises avec de la bass music anglaise. Elle est une icône de mode hyper badass. Et elle s'attaque à des sujets essentiels pour moi, comme les migrants. Elle n'a pas franchement de règles, mais elle a suffisamment de notoriété pour réussir à s'extraire de l'industrie de la musique. Et cette indépendance financière lui permet d'être indépendante intellectuellement.
Et enfin, il y a Rihanna. C'est une interprète de folie mais aussi une femme qui, au-delà de la musique, donne beaucoup aux associations, notamment de son pays, la Barbade. Elle a beaucoup libéré la sexualité féminine et la façon de l'aborder. Elle te montre que tu peux être sexy sans être un objet, que tu peux t'approprier ton corps. Dans sa ligne de vêtements, elle montre tous les types de corps. Je me retrouve dans ces valeurs d'inclusivité. Et puis, quelle businesswoman ! Si le capitalisme pouvait véhiculer autant de valeurs, je prends.
T : Je dirais Furiosa, incarnée par Charlize Theron dans Mad Max : Fury Road. Bien badass !
T : Bitch Better Have My Money de Rihanna. Elle me rend folle, cette chanson !
Ton mantra inspirant ?
T : Il y en a beaucoup. Mais je dirais : "Regarde dans ton caca et ça te fera grandir". (rires) En gros, la perfection n'existe pas. La seule chose que l'on puisse faire, c'est valoriser ce qu'on aime chez nous. Et valoriser aussi ce qu'on aime moins car c'est ce qui nous fait apprendre et grandir.
T : Lorsque j'ai fait une captation live à la Cité fertile à Pantin il y a quelques jours. Depuis le début de mon projet, je n'ai eu l'occasion de faire qu'un seul concert. 2020 a été terrible pour les musiciennes et musiciens. Et ce live m'a fait un bien fou ! J'ai tout donné alors même qu'il n'y avait pas de public. J'ai vraiment hâte de monter sur scène et rencontrer les gens, enfin.
T : S'approprier sa sexualité, briser les tabous. Mais sans que cela tombe dans l'injonction à utiliser des sex-toys, avoir plein de conquêtes à tout prix. Au contraire, il faudrait s'écouter. Tu es asexuel·le ? Et bien, tu ne baises pas, ce n'est pas grave. Tu as envie d'avoir plusieurs partenaires ? Tu as le droit. Il faut juste suivre ce que tu aimes, toi. Et débloquer la parole dans les couples, sans que l'autre soit vexé·e ou se sente amoindri·e dans ses capacités. On ne nous a pas appris à dire ce qu'on aimait, ce qu'on n'aimait pas.
T : Parler à la jeunesse. C'est plus facile que de redresser un vieux boomer ! (rires) J'interviens dans des collèges où je parle de mon parcours et je vais le faire de plus en plus. J'adore les ados, c'est l'âge où on se pose des questions de sexualité, on se demande si on est sexy ou pas assez, ce que c'est d'être un homme ou une femme... On parle d'universalisme, de sexualité, de féminisme. On peut déconstruire beaucoup de choses qui ont été dites à la télé, à la maison ou internet. Ils m'apportent une force incroyable. Ils me font chialer à chaque fois ! (rires)
Thérèse, EP Rêvalité, disponible le 12 mars 2021