Chaque année, après avoir passé des années à briller sur les bancs de l'université ou ceux des grandes écoles, de jeunes diplômés font enfin leur entrée sur le monde du travail. Plein d'espoir et promis à un avenir radieux par leurs anciens professeurs, ils espèrent que les capacités de réflexion et d'analyse qu'ils ont mis tant de temps à forger seront immédiatement reconnues et valorisées par leur futur employeur. Autant le dire d'emblée : ils se trompent.
C'est en tout cas la thèse développée par André Spicer et repérée par Slate. Dans le magazine Aeon, ce spécialiste des comportements en organisation analyse ce qu'il appelle le "paradoxe de la stupidité" : embauchés pour leurs capacités à prendre du recul par rapport à une situation de crise, ces jeunes diplômés se retrouvent finalement dans des environnements professionnels où on ne leur demande jamais de faire appel à ces compétences.
Co-auteur avec Mats Alvesson du Paradoxe de la stupidité, André Spicer a construit son analyse sur le recueil de témoignages de centaines de salariés travaillant dans le conseil, l'ingénierie, la fonction publique, l'université, la finance. Tous partagent la même amertume et le même sentiment d'échec. Au lieu des défis intellectuels promis et espérés, ces nouvelles recrues du monde du travail se retrouvent, explique André Spicer, à "travailler de longues heures pour faire un travail de routine 'ennuyeux' et 'inutile'. Après quelques années de tâches ternes, ils espèrent alors pouvoir passer à des choses plus intéressantes. Mais cela ne se produit pas."
"Les organisations embauchent des gens intelligents, mais les encouragent positivement ne pas utiliser leur intelligence. Poser des questions difficiles ou penser avec une plus grande profondeur est considéré comme un jeu dangereux. Les employés talentueux apprennent rapidement à utiliser leurs dons intellectuels importants de la manière la plus étroite et myope possible", poursuit André Spicer.
Le paradoxe, note André Spicer, c'est que ces salariés aux capacités intellectuelles sous-exploitées finissent par s'arranger de cette situation, aussi déprimante qu'elle soit. Pour évoluer au sein de l'entreprise, les salariés sont invités à mettre leur cerveau sur "pause" pour se glisser dans le moule que l'entreprise a créé pour eux. "Ceux qui apprennent à débrancher leur cerveau sont récompensés, explique le spécialiste. En évitant de trop penser, ils sont en mesure de se concentrer sur ce qui fait avancer les choses. [...] En suivant la ligne de l'entreprise, les employés qui ne réfléchissent plus sont considérés comme ayant l''étoffe du leadership' et de la promotion. Les gens intelligents apprennent rapidement qu'il faut alors éteindre leur cerveau dès qu'ils entrent dans le bureau."
Et c'est bien là le problème. Ces entreprises qui ont érigé le "leadership" comme politique managériale oublient souvent de valoriser les autres compétences des salariés, pourtant indispensables à leur bon fonctionnement. "Dans la plupart des entreprises aujourd'hui, les cadres supérieurs ne se contentent pas seulement d'être des gestionnaires. Ils veulent être des leaders. Ils voient leur rôle non seulement dans la gestion de leur entreprise, mais veulent transformer leurs salariés en partisans. Ils parlent de 'vision', de 'croyance', d''authenticité' avec beaucoup de verve. Comme si nos immeubles de bureaux regorgeaient d'apprentis Nelson Mandela. Toutefois, quand vous regardez de plus près ce que ces dirigeants autoproclamés passent leurs journées à faire, l'histoire est tout à fait différente", déplore André Spicer.
Confortés par la politique d'entreprise "corporate", qui glorifie les "best practices" et les Powerpoint simplistes et fait de ce leadership "vide" une philosophie, profite aux plus incompétents des salariés. Parce qu'ils arrivent mieux que les autres à laisser toute réflexion et toute éthique au vestiaire, ces travailleurs ambitieux sont aussi ceux qui sont les plus rapidement promus à des postes à responsabilités, même s'ils ne sont clairement pas les mieux placés pour réussir.
En cela, l'analyse faite par André Spicer rejoint les conclusions tirées par le professeur de psychologie des affaires Tomas Chamorro-Premuzic. Dans une étude parue en 2015 dans la Harvard Business Review, il expliquait que l'entreprise avait tendance à valoriser les incompétents en considérant l'arrogance et l'excès de confiance comme des qualités inhérentes à un bon leader.