Les guerres se sont toujours faites concurrence et disputées les gros titres. Et à force de ne river les yeux que sur un seul conflit, on finit par en porter des oeillères. Car pendant que l'on se focalise sur la tragédie syrienne, le Yémen est le sanglant théâtre d'une catastrophe humanitaire tout aussi majeure – et dans un silence assourdissant.
La guerre civile qui ravage le Yémen depuis 20 mois a fait exploser les failles d'un pays qui tenait déjà à peine debout avant le conflit : cette nation à l'histoire chaotique était déjà l'une des plus pauvres du Moyen-Orient et dépendait à 90% de l'étranger pour ses importations en nourriture et en pétrole. La famine entraînée par la crise a pris un tour dramatique : plus de la moitié des 28 millions d'habitants du pays souffrent désormais de malnutrition sévère tandis que 50% des dispositifs médicaux ont été détruits. Retour sur l'enfer méconnu des Yéménites.
Depuis mars 2015, le pays est éventré par une guerre civile aussi cruelle que complexe. Au sud du pays, les forces du gouvernement du président Abd Rabbo Mansour Hadi sont soutenues par une coalition menée par l'Arabie Saoudite mais aussi par la France et les Etats-Unis, tandis qu'au Nord et à Sanaa, la capitale, les rebelles chiites houthis, supposément liés à l'Iran, se sont ligués contre le régime avec les fidèles de l'ex-président exilé, Ali Abdullah Saleh.
A travers ce conflit, comme l'explique à Paris Match Michael Knights, chercheur au Washington Institute, l'Arabie Saoudite cherche à s'élever contre l'expansionnisme chiite de son rival historique, l'Iran. Et le chaos touche à son comble avec cette démonstration de force : alors que l'AQPA (Al Qaeda dans la Péninsule arabique, qui a revendiqué l'attentat contre Charlie Hebdo et a formé l'un des frères Kouachi) profite de la guerre pour consolider ses fiefs dans les zones libérées, la coalition saoudienne enchaîne les raids aériens et pilonne le pays au mépris des dommages collatéraux, ces civils bloqués dans de véritables cimetières à ciel ouvert. Ses excès de violence font même craindre aux Etats-Unis, ses alliés, d'être accusés de complicité dans des crimes de guerre. D'après les chiffres de la BBC, la guerre a tué 10 000 personnes dont un tiers de civils, et laissé 21 millions de personnes dans la dépendance d'aide alimentaire.
Pour tenter d'endiguer ce massacre, l'ONU a mis le Yémen sous la protection du Conseil de Sécurité et qui a appelé tous les Etats membres à empêcher le réarmement des Houthis. Mais le blocus maritime rend l'envoi d'aliments et de médicaments très compliqués, tandis que les bombardements empêchent complètement les populations isolées d'aller se ravitailler en ville. Résultat, 70% de la population lutte actuellement contre une très grave famine.
Les enfants sont particulièrement touchés par cette atroce famine : d'après BBC , la malnutrition infantile a augmenté de plus de 200% en deux ans. Selon le communiqué du 20 novembre 2016 de l'UNICEF, 1,5 million d'enfants yéménites souffrent actuellement de malnutrition, dont 370 000 de malnutrition dite "aiguë sévère", c'est-à-dire qui affaiblit leur système immunitaire au point de multiplier par dix leurs risques de mourir.
Le Yémen avait déjà l'un des taux de malnutrition les plus élevés du monde. Inutile de dire que les ravages provoqués par la famine n'en sont que bien plus graves. Au point où Erin Hutchinson, la directrice de la mission Action contre la Faim au Yémen, expliquait dans le Washington Post "qu'une génération entière [était] en danger ici". "Les moyens de subsistance ont été réduits à néant dans tout le pays en raison des dégâts sur les infrastructures, de l'approvisionnement limité et irrégulier, de l'insécurité et des déplacements massifs", ajoute-elle, désemparée.
Comme le rapporte The Guardian, dans le gouvernorat d'Hodeidah, la zone la plus touchée, un enfant sur trois souffre désormais de la forme la plus sévère de malnutrition. La jeune Saïda Ahmad Baghili, 18 ans, était devenu le visage de cette souffrance des civils : le 27 octobre 2016, le Times avait mis la photo de son corps atrocement émacié en couverture pour alerter l'opinion sur l'enfer yéménite. Elle ne pesait alors que 11 kg, et est toujours en convalescence à l'hôpital aujourd'hui.
Son sort est partagé par des centaines de milliers d'enfants. Et d'après une histoire publiée dans le Washington Post et reprise par Slate, les parents sont désormais forcés de choisir lesquels de leurs enfants sauver. A court de ressources, ils ne peuvent plus faire soigner à l'hôpital ceux qui sont dans une situation critique tout en continuant de nourrir les autres. C'est le cas du petit Rayaan Humeit, 5 ans. Après un premier séjour à l'hôpital de Haija, il a replongé dans un état très grave. Ses parents, qui avaient dû emprunter de l'argent pour le faire hospitaliser la première fois, condamnent leurs autres enfants s'ils le ramènent se faire soigner. "Si je n'ai pas d'argent, je ne pourrai pas le ramener à l'hôpital", explique le père du petit garçon, dévasté. Il devra se résoudre à "le laisser à la maison et laisser Dieu s'en occuper".
Ces histoires d'horreur sont devenues l'inimaginable quotidien des populations du Yémen, prises en tenailles dans un conflit politique qui s'embourbe et dérape. Une année de guerre a donc suffi pour détruire l'équilibre précaire du Yémen et le renvoyer des décennies en arrière. Et cette "guerre oubliée", comme on la surnomme en raison du silence qui l'entoure, aura pourtant des conséquences retentissantes sur le pays, qui n'est pas prêt de laisser derrière lui ce sanglant cauchemar.