Au début des années 1930, un médecin noir, le docteur Crookman, invente un procédé révolutionnaire qui en deux jours et pour une somme raisonnable peut transformer les personnes noires en personnes blanches. Max Disher, jeune habitant de Harlem, se bat pour être le premier à être blanchi. Il souffre des discriminations dont il est l'objet et une jeune blanche vient de le rejeter violemment dans un bar alors qu'il essayait de la draguer. Une fois blanc, il va tout faire pour la retrouver. Pendant ce temps, toute la société américaine est chamboulée. Les racistes ont peur que des noirs blanchis se glissent parmi eux, épousent leur femme et leurs filles, deviennent leurs amis ou prennent leur travail. Les personnes noires deviennent rare. Les lieux qui symbolisent physiquement la ségrégation comme les salles d'attente séparées disparaissent. Les entreprises de défrisage font faillite. C'est alors que tout le monde s'affole : la campagne présidentielle s'annonce.
Parce que ce livre se moque avec brio de tout le monde : des petits blancs ouvriers, des intégristes religieux, des racistes, de l'aristocratie blanche et des intellectuels noirs qui préfèrent sortir avec des métisses en catimini, les politiciens au chômage qui boivent trop... Bref, vraiment tout le monde.
Le livre a été écrit dans les années 1930. Pourtant, par moment, il donne l'impression d'avoir été écrit hier tant la ressemblance avec la société américaine actuelle est déconcertante. Par exemple, certains mécanismes électoraux sont troublants. On croirait lire un livre sur la dernière élection présidentielle américaine qui a porté Donald Trump au pouvoir, un magna raciste obsédé par le premier président noir des États-Unis, Barack Obama. On y parle du racisme, des fake news, et même de la collection de données pour manipuler l'opinion. Chose que l'équipe de campagne de Donald Trump a fait en s'offrant les services de la compagnie Cambridge Analytica qui a éclusé des millions de comptes Facebook pour manipuler les électeurs.
L'auteur décrit comment les puissants se sont arrangés de la situation en faisant leur beurre sur le racisme et comment la métamorphose de noir·e·s en blanc·che·s chamboule leur petit monde. Comment par exemple faire taire les ouvriers. "Déjà privés de leurs maîtresses noires, les patrons avaient en plus le sentiment que les ouvriers n'allaient pas tarder à se révolter contre leurs conditions de travail médiévales et que les profits et les dividendes en pâtiraient. Les barons du coton ne tenaient pas à renoncer à la main-d'oeuvre infantile. Se renfonçant dans leurs fauteuils pivotants rembourrés, leurs grosses bajoues posées sur leurs mains manucurées, ils regrettaient les jours heureux".
George S.Schuyler ironise la nouvelle psychose qu'on distille chez les ouvriers pour les faire plier : "Les ouvriers n'avaient plus de conscience de classe, ils étaient désormais terrorisés par le spectre du Noir invisible". Dans Black No More, la société américaine est en état épileptique et ne sait plus où elle va.
Sur la femme que son personnage principal convoite, il en fait le type même de la pimbêche : "[Elle] possédait une bonne dose de cette superficialité facétieuse que l'on prend pour du raffinement dans la haute société américaine [...] elle avait honte de ses parents grotesques et, comme les autres filles de son milieu, elle avait hâte de trouver un mari qui fût à la fois beau, intelligent, instruit, raffiné et plein aux as. Qu'un tel homme n'existât pas, elle l'ignorait, et c'était donc avec confiance qu'elle abordait l'avenir." Toutes les autres descriptions de personnages sont à l'avenant, grinçantes, piquantes et extrêmement drôles.
Ce livre nous tient en haleine jusqu'à la dernière page et sa conclusion ubuesque.
A l'époque de sa sortie en 1931, cette fiction a valu à son auteur, par ailleurs journaliste pour des revues dédiées à la communauté noire, d'être banni de l'intelligentsia. Comme il l'expliquera plus tard à des journalistes venus l'interroger dans les années 1990, son rejet était dû au fait qu'il ne faisait pas partie de "la clique". Ça n'est qu'à la fin du XXe siècle que ce livre a eu la reconnaissance qu'il mérite. Il est aujourd'hui un classique.
Vous appréciez une lecture drôle, rafraîchissante et décalée. Si vous aimez la science-fiction qui pose de vraies questions sur la société occidentale dans laquelle nous vivons (comme les mondes dystopie imaginés par Margaret Atwood). Amoureux.ses de la littérature américaine, ce roman trop méconnu mérite toute votre attention. Vraiment.
Black No More, George S.Schuyler, Éditions 10/18, 240 pages, 7,40€, sortie en poche le 7 juin 2018