« Chaque première semaine de Juin, il avait une vilaine crise de rhume des foins, donc il enfilait un masque à gaz pour pédaler jusqu’au bureau. Mais son vélo avait un défaut: la chaîne déraillait à intervalles réguliers. Au lieu de le faire réparer, il comptait mentalement le nombre de tours de pédale, et descendait juste à temps pour ajuster la chaine à la main » raconte son ex-collègue Jack Good. Mais Turing était surtout un mathématicien de génie, célèbre autant pour ses contributions à la guerre contre l’Allemagne nazie qu’aux mathématiques et à l’informatique en général. Mort en 1954, à seulement 41 ans, il avait subi peu de temps avant une castration chimique (aux œstrogènes) en échange de l’annulation de sa peine de mort pour « outrage aux bonnes mœurs». Bien que les légistes aient diagnostiqué un empoisonnement au cyanure (soi-disant causé par une pomme), la thèse du suicide n’a jamais pu être prouvée. Par la suite, l’homosexualité est restée interdite au Royaume-Uni jusqu’en 1967. Oui, ça fait quand même 46 ans.
Pendant la guerre, grâce à ses capacités hors-normes de logicien, il a d’abord « cassé » le code de la Lorenz SZ 40/42 de l’armée allemande, depuis sa hutte de Bletchley Park. Il reste d’ailleurs une référence dans le domaine des algorithmes, du cryptage et de la logique. Par la suite, grâce à la contribution de la Pologne pré-défaite (notamment de Marian Rejewski et Jerzy Ró?ycki), il a construit un calculateur électromécanique appelé « Bombe » (de « bomba kryptologiczna »). Ce dernier était capable de décrypter les messages envoyés par la Kriegsmarine (marine allemande) à l’aide de la machine Enigma, moyennant quelques calculs à main levée. Elle abattait en une journée le travail d’environ 10000 personnes, et permettait aussi de lire les messages de l’Abwehr (renseignement) et de la Luftwaffe (armée de l’air). Ses travaux ont ouvert la voie à « Ultra », un programme tellement secret qu’il n’a été révélé qu’en 1974. Grâce à ce dernier, les alliés étaient en mesure de lire la plupart des messages allemands, italiens et japonais, ce dès 1941. D’où l’hommage cryptique de Churchill à ces « oies qui couvent des œufs en or sans cancaner ». Hélas, pour préserver le secret, certaines informations ont dû être sciemment ignorées…indépendamment de leur coût en vies humaines.
En plus de tout ça, Turing est considéré comme l’un des pères de l’informatique, et a aidé à définir les critères de l’intelligence artificielle moderne grâce au « Test de Turing ». Dans ce test, qu’aucun n’ordinateur n’a réussi à ce jour, deux participants A et B, une machine et un humain, dialoguent avec un troisième participant (humain) C. Aucun des participants ne peut voir l’autre, ils communiquent seulement à l’aide d’un clavier, et C doit deviner lequel de ses interlocuteurs est une machine. Pour le moment, sur une durée assez longue et un nombre de trios A-B-C suffisant, les programmes sont toujours démasqués. Mais tout comme certains de nos actes ne sont pas rationnels, quelques capacités des machines (notamment en calcul pur) sont bien au-delà des nôtres. Ainsi, il faudrait potentiellement…dégrader un programme « trop intelligent » pour passer ce test. Néanmoins, on peut penser que les excuses publiques de Gordon Brown (en 2009), puis l’appel au pardon de Stephen Hawking (2012) n’étaient pas de trop. Castrer un génie, ça fait mauvais genre.