Une histoire éternelle. Récemment, j'étais dans une école pour une soirée organisée par le CIO (soirées durant lesquelles des professionnels des études supérieures ou de certains secteurs viennent répondre aux questions des élèves de rhéto). En attendant l'arrivée des élèves, je fais le tour de la classe et je vois un panneau "Facebook Charte", avec apparemment des explications de comportements à suivre sur le réseau social. Je m'avance pour mieux voir, en me disant que c'est vraiment une excellente idée et que c'est un bon signe qu'un outil pareil soit mis en place conjointement par les élèves et les professeurs.
Sur le panneau, quatre ou cinq exemples fictifs de comportements sur Facebook, type captures d'écran, et autant de "commandements" à respecter. Première capture d'écran : "Jennifer a été identifiée dans sa propre photo." Dessous, une photo d'une jeune femme (en fait, Jennifer Lopez), qui regarde au loin, en décolleté (je ne l'avais pas remarqué de suite mais c'est important pour la suite), sous laquelle quatre commentaires sont visibles. Trois émanant de jeunes hommes (respectivement "T tro bonne !", "Portes ouvertes ?" et "Ranges tes seins !" (sic), suivis d'une réaction de la jeune femme : "Mais arrêtez les gens !"
Habituée à lire ce genre de commentaires sur Facebook ou Youtube, je me dis que le réalisme du panneau est tout à l'honneur du projet, et que c'est vraiment rassurant de voir que le premier exemple sert à apprendre le respect, à pointer du doigt les commentaires rabaissant et orduriers, dont sont principalement victimes les femmes (dans la vraie vie ou en ligne). Mais. (Parce que vous pensez bien que je ne me serais pas fendue d'une carte blanche sans "mais").
Mais. Le "commandement" en dessous, en gros-en gras-en rouge, me coupe vite dans mon enthousiasme. "Soit (sic) respectable pour être respecté !" Au point où c'était, ils auraient pu écrire "respectéE", le message aurait été encore plus clair... Allons joyeusement chercher tout ce qui se cache dans cette injonction.
C'est un message qui passe facilement ; c'est vrai, de quoi se plaint cette Jennifer ? Elle devrait savoir à quoi elle s'expose, non ? Elle devrait "assumer" les commentaires sur son physique, non ? Ce n'est pas bien grave en plus. Et quoi, même si elle était nue, on ne pourrait rien dire ? Dictature de la bien-pensance ! Perte des repères et des valeurs ! Et les hommes aussi se font insulter en plus. Et tous les hommes ne font pas des commentaires orduriers ! Misandrie ! De mon côté, je suis en désaccord profond avec tous ces arguments lus et relus.
Le message qu'on envoie à des jeunes filles, de 15-16 ans environ via ce poster, c'est que c'est leur faute si on les traite mal. C'est qu'elles doivent sans cesse penser à ce que l'on pourrait excuser à cause de leur comportement. Une idée tellement ancrée que quasiment tous les récits de harcèlement en rue, ou même de viol, racontés par une victime, commencent par une excuse ("Je portais une jupe" ) ou une justification ("Je portais un gros pull pourtant").
C'est l'agresseur qui est coupable, pas la victime. Jennifer, comme moi, n'a peut-être pas réalisé que la seule chose digne d'intérêt dans sa photo, c'était apparemment son décolleté. C'est violent d'être ramené à une paire de seins, d'autant plus lorsqu'on a 15-16 ans.
Cependant, quand bien même elle aurait vu sa photo et se serait dit : "Waow je suis sexy là-dessus", elle en a le droit. Simplement. Jennifer s'est peut-être aussi trouvée en accord avec les images de femmes désirables (dont on la bombarde sans cesse) qu'il faut être, dans cette société où la tenue/coiffure/ligne d'une femme politique est plus commentée que ses discours. Mais c'est aussi une société où une femme qui aime elle-même séduire (et non pas simplement être regardée et utilisée) ou est même simplement fière de son corps est ostracisée.
Comment s'y retrouver entre les figures méprisées de la coincée et la salope ? Les injonctions pour les femmes sont sans cesse multiples et mouvantes, il n'y a pas de bon comportement, et tout écart est rappelé à l'ordre. Les petits camarades de Jennifer sont vus ici comme lui rappelant de se respecter... afin qu'eux-mêmes la respectent.
Le message qu'on envoie à des jeunes garçons de 15-16 ans est donc le suivant : ils ont le droit, et même le droit justifié, presque bienfaiteur, de dire leur opinion dans les termes qu'ils souhaitent, sur le comportement des femmes. Cela leur apprendra à se respecter. Une idée qui renforce l'image des hommes incapables de contrôler leurs pulsions, avec des "besoins" libérés à la vue du moindre stimulus. Et l'on sait quelle pression cela leur met, à paraître "en chasse", virils, et quels problèmes cela peut créer dans les premiers rapports amoureux et d'amants. Est-ce vraiment cette image d'eux-mêmes et des autres que l'on veut donner aux jeunes d'aujourd'hui ? Cela a des conséquences, et des conséquences graves.
La misogynie de ce type de commentaire ne disparaît pas avec le temps, cela devient simplement plus subtil. Par ailleurs, cette mentalité et ces commentaires sont présents dans tous les milieux, et à toutes les étapes de la vie. Je renvoie pour cela aux sites Paye ta robe/ta fac/ton bahut/ta schnek/etc. Enfin, j'insisterai sur le fait que le harcèlement, en ligne ou pas, a des impacts psychiques importants et peut mener au suicide (voir les cas très médiatisé d'Amanda Todd ou Hanna Smith par exemple).
Rappeler cela n'est pas du "politiquement correct". C'est à l'inverse la mentalité nauséabonde décrite dans les lignes ci-dessus qui tient le haut du pavé dans la société actuellement. Ce n'est pas le fait de faire une remarque déplacée qui est jugé actuellement, le fait de s'indigner face à un tel comportement. Il est largement temps que ça change.
Yannicke de Stexhe
Ce témoignage a initialement publié sur le site Lalibre.be.