Livres
Clarence Edgard-Rosa : son dico pop pour dédramatiser le féminisme
Publié le 21 novembre 2016 à 12:06
Par Anaïs Orieul
Le féminisme ne devrait plus être un gros mot, et pourtant, il continue de faire peur, de pousser les unes et les uns à se défendre via cette phrase incongrue : "Je ne suis pas féministe, mais..." Alors la journaliste Clarence Edgard-Rosa a eu une idée : écrire un abécédaire pour clarifier les idées et les problématiques liées au féminisme. Un livre clair, cool et intéressant, à l'image de sa créatrice, que nous avons rencontrée autour d'un verre de vin.
Clarence Edgard-Rosa : son dico pop pour dédramatiser le féminisme Clarence Edgard-Rosa : son dico pop pour dédramatiser le féminisme© Hugo Publishing
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Gamine déjà, Clarence Edgard-Rosa se rendait compte que quelque chose ne tournait pas rond. Quoi qu'on en dise, les femmes devaient faire face à des inégalités, et ça, ça lui a rapidement posé problème. Alors après le lycée, elle choisit d'étudier les sciences politiques et les questions de genre à Lyon. Clarence a déjà posé un mot sur ses revendications : elle est féministe. Mais ce cursus va lui permettre de détricoter la cause, de revenir à la source des inégalités hommes-femmes. Après un détour par le CFPJ, une école de journalisme parisienne, Clarence Edgar-Rosa devient journaliste. Une journaliste engagée que l'on croise aussi bien dans les pages de ELLE et des Inrocks que dans celles de Causette.

Également auteure du blog Poulet Rotique, où elle se questionne librement sur les questions de société et de sexualité, Clarence Edgard-Rosa est devenue peu à peu l'une des figures de proue d'un féminisme décomplexé et moderne. C'est sur Poulet Rotique qu'elle commence à esquisser les contours d'un abécédaire du féminisme. L'idée ? Remettre les choses à plat, parce que "la confusion est très forte sur les mots" attachés de près ou de loin au mouvement. Depuis, cet abécédaire est devenu un livre. 220 pages qui mettent des mots clairs sur des mots qui ne le sont pas toujours. Théorie du genre, victim blaming, intersectionnalité, friendzone, zone grise, culture du viol... Autant de termes qui n'ont aucun secret pour celles et ceux acquis à la cause mais qui ont de quoi faire tiquer franchement les néophytes.

Les gros mots : Abécédaire joyeusement moderne du féminisme, est un livre d'une grande clarté. Clarence Edgard-Rosa emploie les mots avec justesse, et elle réussit à rendre le tout fun, ludique, et même pop. Après le très bon Sexpowerment de la journaliste Camille Emmanuelle, c'est avec beaucoup de joie que l'on accueille ce nouvel ouvrage 100% made in France dédié au féminisme. Un mois après la sortie de son livre, on a rencontré la très cool Clarence Edgard-Rosa. Interview certifiée sans gros mots.

Terrafemina : Comment est né ce livre ?

Clarence Edgard-Rosa : C'est mon éditrice qui m'a contactée. J'avais commencé un petit abécédaire sur mon blog au moment, pour apporter à mon échelle un peu de clarté sur ces mots qui faisaient leur chemin dans le vocabulaire courant mais traînaient leur lot de confusion. Mais je n'avais pas le projet de l'éditorialiser plus que ça. D'autant plus que je travaillais sur un autre projet de livre à ce moment-là. De son côté, mon éditrice avait publié Vie de meuf : le sexisme ordinaire illustré, d'Osez le féminisme, et elle avait envie d'aller plus loin dans l'édition de bouquins sur le féminisme qui resteraient. Avec la sortie de mon livre, elle a donc pu lancer une collection féministe : Les Simone. C'est chouette de participer à ouvrir un nouveau canal pour d'autres auteures !

Terrafemina : Tu n'as jamais eu envie d'écrire un essai plutôt qu'un abécédaire ?

Clarence Edgard-Rosa : Si, justement. Avant de commencer ce livre, j'étais en train d'écrire un essai pour lequel j'avais commencé à discuter avec des éditeurs. Je l'ai mis en suspens mais je ne le regrette pas : au final je crois que ça avait davantage de sens, maintenant, de publier cet abécédaire. Nous sommes dans une période complexe dans le sens où l'intérêt pour les questions féministes est de plus en plus vif, et dans le même temps la confusion est très forte sur les mots qui les font. J'ai l'impression que la pensée antiféministe a rarement été aussi forte qu'actuellement, notamment avec les idées revendiquées par la Manif pour tous. Mediapart vient de sortir un classement des sites d'informations les plus consultés en France : le premier est Egalité et réconciliation (fondé par Alain Soral, ndlr) et le deuxième, c'est Français de souche. Sincèrement, ça me donne envie de chialer. Donc j'essaie de rendre tout ça accessible et incluant, dans une démarche d'apaisement. C'est ça que je veux transmettre. Parce que malgré tout, la période que l'on vit n'est pas du plus grand fun sur le plan des droits des femmes.

Tf : Comment tu expliques que le féminisme soit encore considéré comme un gros mot ? Est-ce que c'est générationnel ?

C. E-R. : C'est à double-tranchant. Si on revient en arrière, on remarque qu'il y a toujours eu des moments de désamour. Mais pour la génération Y – et j'en parle dans le bouquin – ce qui revient beaucoup c'est que le féminisme de la troisième vague, qui se caractérise par sa pluralité, brouille les pistes. Nos grands-mères voyaient vraiment le féminisme comme une revendication nécessaire, et nos mères ont connu un retour de bâton. Elles ont vécu ce moment où les femmes entraient dans le monde du travail, et leur combat à elles a été celui de la conciliation entre vie privée et vie professionnelle. Notre génération à nous voit le féminisme au mieux comme un état d'esprit, quelque chose d'individuel, au pire comme un combat un peu dépassé. Pour moi, ce n'est pas tant une question d'âge que de regard sur l'avancement du mouvement. Nous sommes en plein dans une troisième vague qui n'est pas forcément bien comprise. C'est aussi pour ça que c'était important de mettre les choses au clair. Je n'avais pas envie d'écrire un bouquin à destination des gens qui sont déjà acquis à la cause et qui lisent déjà beaucoup de choses sur le sujet. Je voulais toucher un public large et je vois ce dictionnaire comme un assemblage de petits outils que chacune et chacun peut utiliser pour identifier ses propres leviers d'émancipation.

Tf : Il y a un désamour de la part de la population et en même temps, le féminisme a été complètement récupéré par la culture mainstream. Tu portes quel regard là-dessus ?

C. E-R. : J'y vois une bonne nouvelle parce que ça veut dire qu'on a plus de modèles quand on se dit féministe ou en tout cas quand on épouse des idées du féminisme. Le seul aspect qui me semble un peu compliqué, c'est qu'il y a parfois une forme de mépris vis-à-vis de ce féminisme-là parce qu'il peut paraître cosmétique. Lorsque Beyoncé se dit féministe et donne à sa tournée le nom Mrs Carter (nom de Jay-Z, ndlr), on peut rigoler et trouver ça incohérent, mais elle ne représente pas pour autant le féminisme tout entier à elle seule. Il y a des tonnes de féminisme, des tonnes de manières d'être féministe, et il appartient à chacune et chacun de picorer ce qui nous libère et nous émancipe. Cela n'empêche pas de garder un regard critique sur ces popstars-là. En tout cas, on ne peut que se réjouir de voir le mouvement trouver un souffle dans la culture mainstream. Plus nous aurons accès à des visions multiples du féminisme, plus le mouvement sera riche.

"Les gros mots : Abécédaire joyeusement moderne du féminisme" de Clarence Edgard-Rosa © Hugo & Cie

Tf : Comment as-tu sélectionné les termes que l'on trouve dans ton livre ?

C. E-R. : J'ai commencé par établir une première liste des concepts qui me paraissaient essentiels, par exemple : égalitarisme, genre, plafond de verre, ou essentialisme. Donc il y avait des bases qui n'ont pas bougé. Après, je me suis rendue compte qu'il y avait plein de notions qui n'étaient pas forcément dans le vocabulaire féministe mais qui étaient des terrains d'inégalité faisant écho au quotidien de toutes les femmes. Je pense à ambition, estime de soi, nudité, règles... Il y a donc tout un tas de mots qui ne sont pas des concepts mais qu'il me semblaient important d'évoquer. J'ai essayé de faire quelque chose d'équilibré et qui fasse un tour de la question.

Tf : Est-ce qu'il y a des mots que tu regrettes de ne pas avoir mis ?

C. E-R. : Oui, il y en a plein ! Depuis le moment où j'ai rendu le bouquin, il y a des mots auxquels je pense et je les liste. Qui sait, peut-être qu'on pourra réactualiser le livre. Les choses évoluent tout le temps et j'espère que davantage de personnes continueront à s'intéresser aux questions qui entourent le féminisme et s'empareront de nouveaux mots pour le faire évoluer.

Tf : A quel moment as-tu compris que tu étais féministe ?

C. E-R. : Je pense que j'ai toujours été féministe. Je n'étais pas du tout une gamine qui acceptait les inégalités qu'elle observait. Ces petites différences de traitement me paraissaient lunaires et illogiques. Par exemple, le fait qu'après le repas, ce soit systématiquement les femmes qui se lèvent et qui débarrassent pendant que les hommes restent assis pour discuter, c'est quelque chose que je n'ai jamais compris. Bien sûr, je n'étais pas en mode "Girl Power" à monter sur la table (rires), mais en tout cas, même quand j'étais petite, je trouvais ça insupportable. Il m'a fallu beaucoup de temps pour mettre des mots dessus, mais tout ça m'a toujours semblé injuste et bête, et je ne voyais aucune raison de m'y conformer.

J'ai été élevée par une maman qui m'a toujours expliqué et démontré en quoi il était important d'être indépendante à tous les niveaux. J'ai rapidement intégré le fait que ça recouvrait un aspect financier mais aussi intellectuel et émotionnel. Elle m'a aussi élevée dans l'idée qu'il fallait aimer son corps et être bienveillante vis-à-vis de soi-même. Elle m'a parlé de sexualité avec des mots ultra simples et sains. C'est elle qui m'a parlé de consentement, par exemple, quand j'étais très jeune. Ce sont des choses qui ont infusé en moi.

Tf : Comment qualifierais-tu ta relation avec le féminisme aujourd'hui ?

C. E-R. : C'est une relation apaisée et riche ! Quand je suis passée devant le jury à la fin de ma formation de journaliste, la question "piège" que l'on m'a posée, c'était : "N'est-ce pas incohérent et peu professionnel d'espérer allier votre militantisme avec votre métier de journaliste ?" Pour moi, c'était totalement évident : ces deux aspects de mon travail se nourrissent l'un l'autre. Je pars du principe que l'on ne peut pas être parfaitement objectif quand on est journaliste. A partir du moment où on va choisir un sujet, comment on va l'angler, quels intervenants on va interviewer... on le fait en toute subjectivité. On attend des journalistes qu'ils soient objectifs, mais il me semble que c'est un leurre, et personnellement, je trouve que le regard que porte un journaliste sur son sujet est une richesse, qui n'est en rien incompatible avec le fait d'informer, puisque c'est notre métier. Le fait par exemple d'être informée que les médias ont tendance à accuser plus durement les femmes que les hommes de leurs échecs en tant que chefs d'entreprise, ou à utiliser des termes culpabilisants pour évoquer les femmes victimes de violences, c'est une manière d'interroger ses usages et de rectifier le tir. J'ai mis un point d'honneur à ce que mon livre soit hyper documenté – d'une part parce que l'on reproche toujours aux journalistes de ne pas l'être, d'autre part parce que l'on reproche souvent aux féministes de ne pas être précises et droites dans leurs bottes en termes de sources.

Tf : D'après toi, quels sont les enjeux du féminisme contemporain ?

C. E-R. : Ouh la, par où commencer ? Pour moi, l'un des enjeux principaux aujourd'hui, c'est avant tout de faire comprendre ce qu'est le féminisme. C'est le chantier que j'ai voulu entreprendre avec mon livre parce que je pense que tant qu'on n'arrivera pas à comprendre ce qu'est ce mouvement qui fait si peur à certains, on sera au point mort. Je connais tellement de femmes qui me disent "Je ne suis pas féministe, mais...", et qui ensuite déroulent tout l'argumentaire et la pensée féministe... C'est bien la preuve qu'il est urgent d'informer avec clarté.

Les gros mots : Abécédaire joyeusement moderne du féminisme, de Clarence Edgard-Rosa, ed. Hugo & Cie, 224 pages, 14,95€

Mots clés
Livres feminisme Culture Femmes engagées News essentielles interview
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