Au royaume des crèmes solaires, la peau blanche règne. Depuis une centaine d'années que les industries cosmétiques et pharmaceutiques planchent sur le sujet - la première, signée Garnier, est apparue sur le marché en 1936 avec les congés payés -, celles et ceux dont la carnation est la plus claire savent exactement pourquoi se protéger du soleil, et comment. Les produits disponibles sur le marché sont multiples, tant en qualité qu'en odeur, ou bien qu'en texture. UVB et UVA n'ont plus de secret pour nous et c'est tant mieux : rien ne vaut l'information et la prévention. Car si les rayons du soleil sont salvateurs pour notre moral et nécessaires à notre organisme (en Angleterre, leur manque suscite même des carences en vitamines D au sein de la population), ils peuvent aussi causer de graves maladies. En tête, le cancer de la peau.
Seulement, qu'en est-il des peaux foncées, des peaux noires, des peaux métissées ? En France, sait-on vraiment ce qu'engendre une exposition au soleil quand on est noir·e ou mate de peau ? En faisant le tour du web, on remarque vite que les entrées "crèmes solaires pour peaux foncées" font seulement leur apparition en ligne depuis quelques mois (années tout au plus). Et si les articles plus génériques type "Quelle crème solaire pour ma peau" pullulent, ils partent souvent du principe que la seule différence entre les épidermes sera son type, pas sa pigmentation. "Si vous avez la peau grasse, évitez l'huile. Si vous avez la peau sèche, privilégiez les complexes hydratants", y lit-on fréquemment. La peau blanche y est donc considérée comme la norme, les peaux foncées seulement des minorités rarement incluses dans l'équation. A tort, mais a-t-on vraiment besoin de le préciser.
Sophie-Marie Niang, étudiante en master Gender, Media and Culture à l'université de Goldsmiths, à Londres, nous parle de son rapport à la crème solaire en tant que femme métisse : "C'est assez distant, j'y pense si je m'allonge au bord d'une piscine ou sur la plage à 14 heures en plein soleil, parce que ma mère m'a beaucoup répété qu'il fallait s'en protéger quand j'étais petite. Mais pour une journée d'été ordinaire, ou un après-midi ensoleillé, je n'y pense pas." La raison ? Pas de "conséquences immédiates", avoue-t-elle. "Je crois que c'est parce que je ne prends pas de coups de soleil, alors je n'ai pas le réflexe de mettre de la crème". Et puis le caractère incroyablement non-adapté des produits français, "notamment les crèmes avec un fort indice de protection qui laissent un film blanc ou violet sur la peau." Le spray ou les huiles, vous dîtes ? Pas vraiment mieux : "souvent elles ne sont pas adaptées à la peau du visage parce qu'elles sont brillantes ou trop grasses." Et leur indice SPF demeure moins efficace.
Un papier du New York Times intitulé "Do Black People Need To Wear Sunscreen" nous explique que les cas de cancer de la peau chez les personnes noires seraient en réalité moins communs que chez les blanc·hes. Ils apparaîtraient également sur les zones les moins à même de bronzer, comme la paume des mains ou la plante des pieds. Le lien entre l'exposition au soleil et le mélanome (tumeur maligne à l'origine du cancer de la peau) chez les peaux noires serait donc moins évident que chez les peaux claires. Côté chiffres, on parle d'1 personne noire sur 100 000 atteinte de la maladie aux US chaque année, contre 25 sur 100 000 pour les Caucasien.nes, d'après l'American Cancer Society.
Mais ce qu'on apprend surtout dans les colonnes du magazine, c'est qu'il y a très peu de recherche dans ce domaine. Et que si les personnes noires en souffrent moins, celles touchées par le cancer de la peau sont aussi moins rapidement diagnostiquées - et donc plus sujettes à des développements graves de la condition (au bout de 5 ans, le taux de survie serait de 93 % pour les personnes blanches contre 70 % pour les personnes noires).
"Il y a un espèce de flou autour du sujet", confie Rokhaya Diallo, journaliste féministe et animatrice du podcast Kiffe Ta Race. "L'ignorance en est la première cause : énormément de personnes noires et non-noires pensent que les peaux noires n'ont pas besoin de protection. Les premiers concernés ne sont pas forcément bien informés sur les risques de l'exposition au soleil, ce qui amène à une consommation moindre des produits solaires." Côté industrie pharmaceutique évidemment, ce manque "d'intérêt" pour la crème solaire suscite une réaction basique : pas de clientèle équivaut à un marché quasi inexistant et donc à une rentabilité nulle. "L'industrie gère des intérêts considérés comme 'dominants'", souligne Rokhaya Diallo.
Pour Sophie-Marie Niang, même constat : "Les peaux blanches sont considérées comme la norme dans toutes les branches de l'industrie cosmétique, il y a donc peu de recherche pour créer des produits adaptés aux carnations foncées. De plus, beaucoup pensent que ces dernières, parce qu'elles produisent plus de mélanine, ne sont pas sensibles aux UV. Et cette croyance est consolidée par le fait que de nombreuses personnes noires et métisses n'attrapent pas de coups de soleil." Pourtant, les risques sont bien présents, aussi différents soient-ils de ceux encourus par les peaux claires. Les dermatologues expert·es quant à eux et elles, manquent souvent à l'appel.
"De manière générale dans la dermatologie, il existe plein de problématiques de pigmentation et de dépigmentation qui ne sont pas spécialement pensées par les médecins, ni même par les spécialistes de la peau", poursuit Rokhaya Diallo. "Car les peaux noires sont toujours marginalisées, y compris dans l'enseignement. Pour moi, cela fait écho à une problématique beaucoup plus générale. Comme si la couleur de peau noire était une anomalie, et par conséquent, pas du tout prise en considération au même titre que la peau blanche - mais plutôt par défaut." En 2018, lorsqu'elle soulève le débat des pansements de couleur "chair", qui en réalité s'adaptent uniquement à la "chair" des peaux blanches, la journaliste doit faire face à un flot de propos racistes qui critiquent sa prise de parole extrêmement justifiée.
"On vit dans un pays qui parle très peu de question raciale", affirme-t-elle quand on lui demande comment elle explique ces réactions virulentes. "[En étant blanc·he], on peut traverser une vie sans avoir à y être confronté·e. Et en abordant le sujet, je brise un confort mental qui est le privilège de pouvoir ignorer le racisme, et je les oblige à le considérer". Une observation que l'on peut appliquer à beaucoup de situations, dont la nécessité d'informer spécifiquement les personnes ayant la peau foncée sur les risques et l'utilisation adéquate d'une protection solaire pour leur carnation. "A partir du moment où on a besoin d'aménager telle ou telle chose pour telle ou telle personne, on perturbe la 'norme' et l'espace universel." Ignorer les discriminations et les marginalisations au nom du "tous pareil". Alors qu'au contraire, l'espace universel est justement un endroit où l'on doit prendre en compte les différences de chacun·e - et adapter les structures selon ses besoins.
Ce qu'il faut savoir tout d'abord, c'est qu'on ne parle pas d'une seule peau noire mais de plusieurs. Chaque épiderme a sa particularité, sa couleur et par conséquent, des soins qui doivent lui être propres. Comme l'indique L'Express, il existe, parmi les peaux foncées, 35 carnations différentes réparties sur les phototypes 4, 5 et 6 de la classification de Fitzpatrick. Des carnations qui, malgré un taux de mélanine élevé agissant comme rempart face aux UV (les peaux noires en absorberaient 5 fois moins que les peaux blanches), laissent tout de même passer 15 % d'entre eux jusqu'aux couches profondes de l'épiderme. Et cette brèche a des conséquences : vieillissement cutané, développement de lésions type érythèmes (coups de soleil), voire d'un mélanome (principalement pour les peaux mates - phototypes 4 ou 5 - mais les peaux les plus foncées - phototype 6 - ne sont pas exclues).
Le symptôme le plus fréquent en revanche, reste l'apparition de taches pigmentaires. Des réactions aggravées sous le soleil qui sont "l'aboutissement de toute une série de phénomènes, et qu'on ne peut pas faire disparaître sans en traiter d'abord les causes : allergies, acné, eczéma...", explique au média la Dre Fitoussi, dermatologue spécialiste des peaux noires et métissées, et autrice de l'ouvrage Taches et peau noire (ed. Flammarion). Elle précise également que "En métropole, la peau est plus claire que dans le pays d'origine et la protection naturelle n'est par conséquent pas complète. Mais au terme de huit à dix jours [d'exposition], elle le devient. Il faut être prudent pendant cette période préparatoire". L'absence de protection est donc vivement déconseillée - et parfois même dangereuse. Les spécialistes recommandent ainsi d'opter pour un indice 15 à 30 lorsque l'on sort entre 10 et 16 heures. 50 quand on souffre de problèmes dermatologiques ou que l'on utilise un produit éclaircissant au quotidien, qui vient raréfier la mélanine protectrice.
Pour ce qui est des produits en eux-mêmes, Rokhaya Diallo affectionne particulièrement la marque Nuhanciam, qui se spécialise dans le soin des peaux foncées. "Pas de filtre bleuté", assure-t-elle. Seul problème : elle est rarement disponible en boutique - et encore moins sur un lieu de vacances. "Je ne peux pas aller à la pharmacie du coin comme n'importe qui", déplore-t-elle. La charge mentale est inévitable : "la crème, il faut l'anticiper".