"Je n'en dormais plus, mon mari me voyait partir à petit feu, j'avais même peur de me faire agresser physiquement devant les enfants", se remémore Mélina. Comme d'autres Français musulmans, elle a fait le choix de s'installer à l'étranger avec sa famille.
Alors que Marine Le Pen a recueilli pas moins de 42 % des voix lors du second tour de l'élection présidentielle face à Emmanuel Macron ce 24 avril, elle ne le regrette pas. Lors du débat qui a opposé les deux candidats, la question du voile a été une nouvelle fois abordée, la candidate RN souhaitant "l'interdire dans l'espace public".
Dans ce contexte, Le HuffPost a récolté les témoignages de trois femmes, françaises et musulmanes, qui ont accepté de raconter les raisons qui les ont poussées à quitter leur pays, la France, pour s'installer ailleurs, avant même la campagne présidentielle. Parmi les raisons invoquées, on trouve le sentiment d'être différent, de devoir se justifier de tout, de ne pas être à sa place... De ne "pas être accepté dans son propre pays."
Anna*, 32 ans, est née et a grandi en France. Elle est diplômée d'un master de droit international et d'un master de langues. Pendant ses études, elle décide de porter le voile, à 24 ans. "Je précise que personne ne m'a forcée, puisqu'en France, on est obligées de se justifier !", sourit-elle.
Lors de son cursus universitaire, elle cherche un stage. Elle envoie des CV et décroche systématiquement des entretiens. Mais ensuite, rien. "Avant d'être voilée, je trouvais du travail hyper facilement, précise-t-elle. Je suis très sociable, souriante et n'ai jamais eu de mal à être embauchée."
Mais là, ça bloque. "Les gens ne disent jamais cash qu'ils ne vous prennent pas parce que vous portez un voile, mais on sent le malaise, estime-t-elle. Quand j'arrive et que je suis voilée, ce n'est pas méchant mais les employeurs potentiels sont surpris et ça se voit."
Un jour, elle passe un entretien téléphonique dans un cabinet à Neuilly-sur-Seine. "Ça s'était super bien passé, je pensais que j'allais être prise, raconte Anna. Mais par honnêteté, je me suis sentie obligée de leur préciser par mail que je portais le hijab." Deux jours plus tard, la jeune femme reçoit un mail : le poste de stagiaire n'est plus à pourvoir. Après plusieurs expériences infructueuses, elle décide de chercher à l'étranger.
Elle postule dans un cabinet pour un stage en Malaisie. "Lors de l'entretien par Skype, au début, j'ai eu peur de mettre la caméra, par réflexe, raconte-t-elle. Finalement, je l'ai mise et le recruteur n'a même pas relevé. Ce n'était même pas un sujet." Elle est prise en stage pour 3 mois à Kuala Lumpur.
"Quand je suis arrivée, ça m'a fait un choc: vous avez des musulmans, des hindous, des bouddhistes, des athées... Et tout le monde s'en fout de votre religion, se souvient-elle. J'ai réalisé qu'une autre vie était possible ailleurs."
Après un second stage à Dubaï, Anna décide de monter sa propre entreprise de consulting juridique en Île-de-France. "Mes clients étaient majoritairement des musulmans, mais ce n'était pas fait exprès", note-t-elle. Puis elle se lance dans la formation professionnelle, toujours à son compte.
Mais à l'été 2021, Anna décide de partir s'installer à Dubaï. "En France, malgré le fait que j'ai des diplômes et des compétences, j'ai l'impression de n'être qu'une musulmane, décrit-elle. Quand je suis à l'étranger, c'est le foulard qui est invisible, ce n'est pas moi."
À Dubaï, tout est "très facile". "Toutes les démarches administratives se font à distance, le visa, la licence professionnelle, etc...", explique-t-elle. Elle y continue son activité de formation professionnelle en autoentreprise. Depuis son déménagement, elle "revit" et la France ne lui manque pas.
C'est pour des raisons professionnelles, mais aussi pour préserver sa "santé mentale" que Mona*, 30 ans, a elle aussi quitté la France pour les Émirats arabes unis il y a trois ans et demi. "En France, on est tellement submergés par l'actualité politique qu'on oublie que ce n'est pas ça, la vie, souligne-t-elle. On a le droit de vivre avec une certaine légèreté, de souffler et ne pas penser à cela tout le temps."
Dès son entrée à l'université, elle commence, à 18 ans, à travailler dans le journalisme et fait des piges à droite à gauche. Elle est militante, féministe et musulmane, a le verbe haut, le réseau et les compétences qu'il faut.
Pourtant, à la fin de son master de Lettres modernes à la Sorbonne, son entrée dans le monde du travail va être "l'enfer". "Ce n'est même pas que je recevais des réponses négatives, se rappelle-t-elle. Je n'en recevais pas du tout. Cela, pendant un an." Et malgré le fait d'avoir pris la décision de retirer son voile deux ans plus tôt -sans lien avec le travail.
À 26 ans, elle finit par accepter un stage dans un grand média national. "J'entendais des horreurs qui fusaient à longueur de journée, raconte-t-elle. On m'a demandé à quel âge je m'étais mariée, ce que faisait mon mari, puis ils googlaient son nom pour savoir s'il était vendeur de kebabs, pour conforter leurs clichés..."
Des blagues et des commentaires racistes, qui passent inaperçus tant le manque de diversité est criant. "Il y avait deux Arabes, un noir qui avait fait des études de journalisme mais qui était réceptionniste, décrit-elle. Et une autre femme noire, qui restait passive devant les micro-agressions quotidiennes."
Elle affirme avoir subi du harcèlement de la part de sa hiérarchie. "On me faisait croire que je ne savais pas écrire et la phrase qui revenait souvent c'était : 'Ce n'est pas français"", souligne-t-elle. Une phrase dont elle se souviendra.
De son côté, son mari, qui a un doctorat dans un domaine pourtant 'recherché et demandé', galère aussi. "On était bien dégoûtés et je rentrais tous les jours chez moi en pleurant, se souvient-elle. J'avais de la famille aux Émirats donc je lui ai proposé d'y aller pour les vacances." Son mari y trouve un poste rapidement. Neuf mois plus tard, ils quittent la France. Elle devient journaliste sur place.
Pour Mélina, alors mère au foyer de 26 ans dans le Val-d'Oise, c'est en janvier 2015, après l'attentat contre Charlie Hebdo, que tout bascule. Très impliquée dans l'école -publique- de ses enfants, elle participe aux sorties scolaires et est déléguée des parents d'élèves. "Tout allait très bien", résume-t-elle.
Malgré de très bonnes relations avec les enseignants, elle observe à ce moment-là un changement. "Ils avaient du mal à me parler et me dire ce qu'il se passait, se souvient-elle. La directrice a fini par m'annoncer les larmes aux yeux que je n'allais plus pouvoir participer à la vie scolaire."
La cheffe d'établissement -qui démissionnera quelques mois plus tard- invoque "des consignes qui viennent d'en haut", qui l'obligent à "ne plus accepter les mamans voilées." Mélina tombe des nues. "Je ne comprenais pas ce que j'avais fait de mal", se rappelle-t-elle.
La nouvelle directrice qui prend la tête de l'établissement sera catégorique à l'égard des mères d'élèves portant un voile: "Elle nous a dit : 'Non, vous ne rentrez pas dans l'école', raconte Mélina. "Ma fille avait 5 ans et j'ai dû lui expliquer que je ne pouvais pas l'emmener lors d'une sortie scolaire à la ferme. C'est incompréhensible."
Toujours en 2015, après les attentats du 13-Novembre au Bataclan, les actes anti-musulmans se multiplient. "Les gens ont pris peur. Il a fallu commencer à constamment se justifier et dire non, je ne suis pas ça. Tous les jours, tout le temps", se rappelle Mélina.
Lorsqu'elle fait ses courses, elle se fait régulièrement interpeller parce qu'elle porte un voile. "On m'a dit de 'quitter le pays', que je n'avais 'rien à faire ici' et de 'rentrer chez moi'. Mais je suis chez moi ! s'agace-t-elle. Mes enfants ont commencé à poser des questions."
Elle décide alors de les inscrire dans une école privée catholique, où tout est "beaucoup plus simple." "Il y avait une tolérance, quelque chose de différent, la foi de chacun était respectée et on se concentrait sur l'apprentissage des enfants", se souvient Mélina.
Une parenthèse qui sera de courte durée. "Un jour, ma fille a répété un mot en arabe en classe -alors qu'elle ne parle pas arabe-, un mot insignifiant, de la vie quotidienne, et elle a été traitée de terroriste par d'autres élèves, raconte-t-elle, émue. Là, c'était trop."
"Je n'en dormais plus, mon mari me voyait partir à petit feu, j'avais même peur de me faire agresser physiquement devant les enfants, se remémore-t-elle. Je m'étais complètement renfermée sur moi-même. L'avenir, je ne le voyais plus. Toute mon énergie partait là-dedans."
Une partie de la belle-famille de Mélina vit déjà à Londres. C'est là-bas qu'avec son mari et ses enfants ils décident alors de partir.
*les prénoms ont été modifiés