Les héroïnes littéraires ont bien changé. Sous l'impulsion de Gillian Flynn (Les Apparences), on a ainsi vu apparaître dans les romans des femmes de plus en plus complexes, de plus en plus humaines aussi. Bien loin du stéréotype de la girl next door inconsciente de sa quasi perfection, les femmes dépeintes par Paula Hawkins, L.S. Hilton ou encore S.J. Watson sont plutôt bourrées de défauts, pas nécessairement sympathiques, vulnérables, mais là où c'est plutôt rafraîchissant, sont toujours en charge de leur destin. Luckiest Girl Alive, le premier roman de l'Américaine Jessica Knoll entre clairement dans cette lignée de bouquins qui vous retournent les tripes et le coeur par la seule force de son héroïne.
Sorti en mai dernier aux États-Unis et en Grande-Bretagne, le livre s'intéresse à Ani, une jeune femme de 28 ans qui semble mener la vie parfaite : un job de rêve au sein de la rédaction du Women Magazine, un fiancé issu d'une riche famille, un dressing digne de Carrie Bradshaw et un appartement en plein coeur de New York. Mais au plus profond d'elle, Ani cache un terrible drame : pendant ses années de lycée à la prestigieuse Bradley School, elle a été victime d'un viol. Alors quand les producteurs d'un documentaire l'invitent à retourner sur les lieux de cette tragédie pour raconter sa version de l'histoire, Ani accepte. Consumée par la rage et son envie de vengeance, elle ne souhaite qu'une seule chose : faire éclater la vérité au grand jour, et peut-être, détruire enfin la réputation de ses assaillants.
Présent sur la liste des bestsellers du New York Times durant quatre mois, vendu à 450 000 exemplaires, recommandé par bon nombre de personnalités, Luckiest Girl Alive a permis à Jessica Knoll de devenir du jour au lendemain une romancière qui compte, qu'on range volontiers au côté de Gillian Flynn. Mais avec la sortie de ce premier roman, celle qui officiait auparavant comme journaliste chez Cosmopolitan et SELF Magazine, a dû faire face à ses propres démons. Car si ses lecteurs ont relevé de nombreuses similitudes entre l'écrivaine et son héroïne (l'âge, les études dans un lycée d'élite, le métier, le mariage avec un homme bien né), Jessica Knoll a toujours assuré que les ressemblances s'arrêtaient là. Mais face à l'avalanche de témoignages de femmes qui lui avouaient se retrouver dans le personnage d'Ani et dans son drame personnel, l'auteure a finalement révélé que dans son cas, la réalité rejoignait bien la fiction. Victime d'un viol collectif à l'âge de 15 ans, elle a choisi de s'exprimer publiquement pour la première fois à ce sujet dans la newsletter de Lena Dunham, Lenny. Intitulé What I Know, son essai est à la fois poignant et terriblement inspirant.
Dans ce texte tout en sobriété, Jessica Knoll se souvient de son entêtement à éviter les questions de ces lectrices, spécialement celles ayant elles-mêmes vécu un viol et qui sentaient la connexion évidente entre l'auteure et son héroïne. Mais surtout, elle se souvient de cette atroce agression sexuelle survenue à une soirée entre ados alors qu'elle avait trop bu et que "le ratio filles/garçons ne jouait pas en (sa) faveur". Elle se souvient avoir flirté avec son coup de coeur de l'époque, d'avoir continué à boire, pour se réveiller quelques heures plus tard à moitié nue dans une chambre entourée du garçon en question et de deux de ses amis. "Je sais que c'est la douleur qui m'a réveillé", explique-t-elle, avant d'ajouter : "J'ai sombré à nouveau, puis je suis allée jusque dans la salle de bain sur mes genoux, et j'ai contemplé la cuvette des toilettes remplie de sang. Je sais que j'étais trop jeune pour comprendre. J'ai pensé que j'avais dû me couper".
Avec cet essai, ce n'est pas tant son viol que Jessica Knoll raconte que l'hypocrisie de ceux qui l'entouraient. Il y a d'abord le médecin qui lui a prescrit la pilule du lendemain mais a préféré s'abstenir de toute réponse quand l'adolescente lui a demandé si elle venait bien de subir un viol. Et puis, il y a bien sûr les camarades de classe. Ceux qui vous insultent, retournent complètement la situation jusqu'à vous faire vous questionner sur les faits, jusqu'à vous faire croire que vous ne valez pas grand-chose. Alors que c'est à ce moment précis qu'elle aurait eu besoin de soutien, l'Américaine reconnaît : "Personne n'a appelé ça un viol".
C'est en entamant une thérapie à l'âge de 22 ans que Jessica Knoll a entendu pour la première fois une personne lui dire que oui, elle avait bel et bien été victime d'un viol collectif. Comme Ani, elle a alors tenté de se réinventer complètement. Non pas pour ne pas être retrouvée par ses anciens camarades de classe, bien au contraire : "J'étais persuadée qu'avec la bonne garde-robe, un job glamour et un anneau à mon doigt, je pourrais transcender ma réputation. J'étais persuadée que si une personne de mon passé pouvait voir à quel point j'avais réussi, à quel point j'étais si bien établie à New York, elle entendrait enfin ma voix".
Dix ans plus tard, la romancière "est toujours très, très en colère" parce que ressentir de la haine "est plus facile que de se laisser envahir par des émotions plus angoissantes". Mais ce qui a changé, c'est le regard des autres sur la tragédie qu'elle a vécu : "J'en suis venue à une révélation simple et puissante : tout le monde appelle ça un viol maintenant. Je n'ai plus aucune raison de faire l'autruche. Il n'y a plus aucune raison pour que je ne dise pas ce que je sais".
Luckiest Girl Alive livre
Les droits de Luckiest Girl Alive ont été vendus dans 30 pays, ce qui laisse présager une publication en France sous peu. Quant à l'adaptation cinéma, c'est l'actrice et productrice Reese Witherspoon qui a acquis les droits. Jamais très loin de son oeuvre, Jessica Knoll a d'ores et déjà écrit le scénario.