Alors que le scandale Harvey Weinstein ébranle Hollywood et que partout, des milliers de femmes prennent la parole sur Twitter pour dénoncer le harcèlement sexuel et les agressions qu'elles ont subies, la sortie de La Belle et la Meute de Kaouther Ben Hania n'aurait pu mieux tomber.
Car c'est bien le sujet de ce film construit comme le long témoignage d'une victime de violences sexuelles : quelle place accorde-t-on à la parole d'une jeune femme violée, qui plus est quand ses bourreaux ne sont autres que des policiers, ceux-là même chargés de la protéger mais qui ont préféré user de leur pouvoir sur elle ?
La Belle et la Meute suit le parcours du combattant de Mariam, 21 ans. Jolie, pleine de vie, insouciante, elle participe, comme d'autres étudiantes, à une soirée organisée dans un hôtel au bord de mer. Là-bas, elle y fait la rencontre de Youssef, ténébreux jeune homme qui l'emmène dehors pour se promener et mieux faire connaissance.
On retrouve Mariam quelques heures plus tard. Affolée, en état de choc, elle erre dans les rues après avoir été violée par des policiers. S'en suit sa longue errance d'une nuit. Aidée par Youssef, Mariam va cheminer de commissariat en commissariat, d'une clinique à un hôpital, pour enfin pouvoir déposer sa plainte et obtenir justice.
Présenté au dernier Festival de Cannes dans la catégorie "Un certain regard", le film de Kaouther Ben Hania a fait mouche auprès du public comme de la presse, qui lui a accordé une standing ovation lors de sa projection. Car ils sont encore rares, les films, à poser un regard juste et éclairé sur ce parcours du combattant que constitue le dépôt de plainte après avoir subi un viol.
À plusieurs reprises, on voit Mariam flancher, hésiter. Mais jamais abandonner. Humiliée par ses agresseurs, mais aussi par ceux censés recueillir sa parole, la jeune femme tient bon malgré les menaces auxquelles elle doit faire face. "Je voulais montrer le courage de cette jeune femme, qui passe du statut de victime à celui d'héroïne moderne, nous explique Kaouther Ben Hania lors de notre rencontre. Elle tient bon et va au bout malgré les obstacles."
Ce courage, la réalisatrice ne l'a pas inventé. Si La Belle et la Meute est bien une oeuvre de fiction, elle s'inspire d'un fait divers qui avait secoué la Tunisie juste après le printemps arabe. En 2012, Meriem Ben Mohamed est violée par trois policiers alors qu'elle passait la soirée avec son fiancé. S'en est suivi pour elle aussi un long combat pour faire reconnaître ses droits, et qui a abouti à la condamnation de ses agresseurs deux ans plus tard. Elle a raconté son histoire dans un livre, Coupable d'avoir été violée, publié au printemps 2013 aux éditions Michel Lafon, qui a servi de base au travail ensuite réalisé par Kaouther Ben Hania.
"J'avais ressenti beaucoup d'émotion en suivant l'affaire mais comme je comptais en quelque sorte trahir son récit, je ne souhaitais pas au départ la rencontrer. Finalement, juste avant le tournage, je lui ai donné le scénario à lire. Quand on vit une tragédie aussi intime, toute représentation de cette tragédie ne peut être qu'une déception ou une trahison. Je lui ai donc dit qu'il fallait absolument qu'elle envisage le film comme le récit d'une autre fille à qui il est arrivé un drame similaire au sien. Finalement, elle m'a fait un chouette feedback et m'a assuré de son soutien."
Récit hyperréaliste à bien des égards, notamment lorsqu'il s'agit de mettre en lumière les méandres kafkaïennes de l'administration tunisienne, La Belle et la Meute louche aussi du côté du thriller pour montrer le combat que mène Mariam contre "la meute" qui la poursuit. La meute, ce sont les policiers ripoux, mais aussi la gynécologue insensible qui refuse de l'examiner, ou encore la policière qui lui demande sans une once de bienveillance d'enlever sa culotte dans le cadre du dépôt de plainte. "Je voulais construire autour de Mariam des personnages qui ne sont pas ce qu'on attend d'eux, déjouer les attentes des spectateurs. Il y parfois des femmes qui sont pires que les hommes. Être une femme, ce n'est pas une garantie d'humanité."
Le combat de Mariam pour sa dignité, Kaouther Ben Hania l'a filmé au plus près, dans neuf longs plans-séquences entrecoupés d'ellipses qui maintiennent la tension jusqu'au générique de fin. "C'est l'histoire elle-même qui m'a dicté cette contrainte formelle, nous explique Kaouther Ben Hania. Le plan-séquence permet au spectateur de plonger dans le réel et d'être totalement aux côtés de Mariam. Il épouse sa vibration."
Interprétée par l'époustouflante Mariam El Ferjani, le personnage principal de La Belle et la Meute se révèle être une héroïne moderne, déterminée à obtenir justice malgré les obstacles qui se dressent sur sa route. C'est en se battant pour ses droits qu'elle acquiert sa force. "Contrairement au personnage de Youssef, les policiers sous-estiment Mariam. Ils ne croient pas qu'une fille aussi fraîche, aussi naïve, puisse s'avérer dangereuse. Or, elle vit un cheminement intérieur. Plus elle est attaquée, plus elle est isolée, plus elle développe son instinct de survie, qui donne lieu à une conscience politique."
Symptomatique de la libération qui a suivi le printemps arabe, La Belle et la Meute n'est pas pour autant une diatribe contre la société tunisienne. "La révolution de 2011 a beaucoup fait bouger les choses. L'affaire qui a inspiré le film a eu lieu en 2012, elle a cristallisé le fait de dire 'plus jamais ça'. Il est possible de réclamer justice dans la Tunisie d'aujourd'hui. Tout comme il est compliqué de porter plainte pour viol, peu importe le pays où l'on vit", rappelle Kaouther Ben Hania. Puissent ceux qui en doute encore en prendre conscience en visionnant ce film fort, juste, courageux et nécessaire, et qui résonne comme un appel à plus de respect envers la parole des victimes.
La Belle et la Meute de Kaouther Ben Hania, avec Mariam El Ferjani et Ghanem Zrelli, sortie le 18 octobre 2017.