Sa parole franche, son air lumineux, sa mélancolie en sourdine, ses nombreuses "Fabulettes" pour enfants, ses hits multi-repris comme le fameux Les gens qui doutent... Aujourd'hui, chaque auditrice et auditeur anonyme semble se remémorer une facette de l'icône de la chanson française qui vient de nous quitter : Anne Sylvestre.
Considérée comme une grande dame du patrimoine - ou matrimoine - national au même titre que Barbara, Anne Sylvestre foulait du pied la sphère musicale depuis ses premières performances au sein des cabarets des années 50. A la fois autrice (de livres comme le joliment nommé Coquelicot, et autres mots que j'aime), poétesse, interprète et compositrice, Anne-Marie Thérèse Beugras de son vrai nom a connu le succès dans les années 60 et 70, guitare en mains, paroles entêtantes et volontiers passionnées en bouche.
Un talent polyphonique qui lui a valu bien des distinctions, jusqu'à l'obtention de la Légion d'Honneur en 2002. Et si cette reconnaissance ne cesse de traverser les générations, d'artistes comme d'audiences, c'est également pour les convictions profondes qu'elle revendiquait en interviews...
Mais également en chansons. On rembobine.
On se souvient par exemple de Non, tu n'as pas de nom (1974), évocation tout en subtilité du droit à l'avortement, à une époque où le sujet faisait grandement débat dans la société française - la loi Veil n'avait pas encore été votée.
"Quiconque se mettra entre / Mon existence et mon ventre / N'aura que mépris ou haine / Me mettra au rang des chiennes", chante Anne Sylvestre dans ce récit poignant d'une "bataille lasse".
Si poignant que l'écrivaine et fondatrice de l'association féministe Les Chiennes de garde Florence Montreynaud l'envisage comme "l'un des plus beaux textes sur l'avortement". Excusez du peu.
Mais l'on pourrait aussi vous parler d'Une sorcière comme les autres (1975), d'autant plus recommandable à l'heure du regain de ladite figure en emblème de lutte pour les droits des femmes. Sylvestre nous parle des injonctions à la féminité (et à la maternité) mais aussi de la flamboyance nourrie au sein du coeur et des corps des femmes au gré des âges. Un feu forcément révolutionnaire.
"J'étais celle qui attend / Mais je peux marcher devant / J'étais la bûche et le feu / L'incendie aussi, je peux", affirme-t-elle ainsi en oratrice libérée. L'espace d'une longue narration à la première personne, la chanteuse évoque autant la condition des femmes "quand les hommes partent en guerre" que le destin morbide de certains icônes mythiques, comme Jeanne d'Arc.
Eloquente, elle s'adresse particulièrement aux hommes : "Vous m'avez aimée servante / M'avez voulue ignorante / Forte vous me combattiez / Faible vous me méprisiez". Un discours toujours aussi percutant.
Autre ode à une émancipation désirée : La vaisselle, bien évidemment, parue en 1981. D'une manière plus légère - en apparence - la parolière y tacle préjugés sexistes et constructions de genre sous couvert d'inégale répartition des tâches ménagères. Avec, en ligne directrice, ce quotidien des femmes anonymes qu'elle aimait tant conter. "Qui c'est qui fait la vaisselle ? / Faut pas qu'ça se perde ! Qui c'est qui doit rester belle les mains dans la merde ?", ironise-t-elle. La langue claquante, elle narre l'hypothèse d'un Jules qui "[astiquerait] le plancher". On aime.
L'incendie ne s'est jamais vraiment tari. La preuve ? En 2013, Anne Sylvestre portait à nos oreilles le très incisif Juste une femme et, quatre ans avant l'initiation du mouvement #MeToo, délivrait ainsi un soutien sonore aux victimes de violences sexistes et sexuelles. Entre les lignes et les couplets se devinent agressions sexuelles, sexisme ordinaire et fléau des féminicides. "C'est juste une femme / C'est juste une femme à saloper / Juste une femme à dévaluer / J'pense pas qu'on doive / S'en inquiéter C'est pas un drame / C'est juste une femme", y chante-t-elle. Un manifeste empli d'indignation.
On pourrait s'appesantir longuement sur les combats d'Anne Sylvestre, auxquels ce portrait du Monde fait honneur : artiste indépendante (elle crée son propre label musical en 1973), opposante à la guerre d'Algérie, fervente antiraciste ("la banalisation de la discrimination me fait froid dans le dos", déclarait-elle), la chanteuse affirmait également, interviewée par le magazine des cultures LGBTQ Têtu, ses convictions écologistes. Et le déplorait : "Est-ce qu'il y aura encore des humains si on continue avec nos folies ?".
Pas d'inquiétude, son héritage, lui, perdure. Par-delà les reprises générées par sa discographie (chez Jeanne Cherhal notamment), sa filiation s'envisage au gré des luttes néo-féministes. Sur les réseaux sociaux, la jeune revue engagée Women who do stuff propose d'ailleurs à son lectorat de réunir anecdotes et souvenirs persos au sujet de cette voix qui a su traverser les décennies pour devenir plus contemporaine que jamais.
En retour, nombreuses sont les internautes à citer des morceaux qu'elles érigent en hymnes, comme "La faute à Eve", pied de nez anticlérical ("J'irai en enfer tout droit / Le bon Dieu est misogyne / Mais le diable, il ne l'est pas / Ah !") ou "Frangines" (1977), balade sororale à la Agnès Varda : "Si on se retrouvait frangines / On n'aurait pas perdu son temps / Unissant nos voix, j'imagine / Qu'on en dirait vingt fois autant / Et qu'on ferait changer les choses / Et je suppose, aussi / Les gens...".
Ces "gens" - qui doutent, ou pas - Anne Sylvestre y a consacré toute sa vie. Lors d'une dernière interview accordée à l'Obs, elle déclarait d'une parole assurée : "Je suis née féministe. Si les choses se passaient avec justice et justesse, une moitié de l'Humanité n'aurait pas besoin de se battre pour exister".
Elle nous manque déjà.