"Femme-piano, amoureuse solitaire, extravagante, saltimbanque, libertaire, mauvaise cuisinière, jardinière, tricoteuse... La "Dame brune" demeure une figure extraordinaire de la culture française." Ce portrait élogieux de la chanteuse Barbara, dont on commémore les 20 ans de sa disparition ce vendredi 24 novembre, est brossé par Jean-François Kervéan, écrivain, journaliste et critique littéraire et auteur de la biographie Barbara, la vraie vie, 1930-1997-2017. Depuis le mois d'octobre, les initiatives pour célébrer la mémoire de l'interprète de L'Aigle Noir se multiplient, de la sortie sur grand écran du film Barbara de Mathieu Almaric, à l'ouvrage de photos de Jean-Pierre Leloir, en passant par la rétrospective à la Philharmonie de Paris, qui se tient jusqu'au 28 janvier 2018.
Dans ce tourbillon d'hommages, Jean-François Kervéan qui a grandi en se passant en boucle les disques de Barbara, chanteuse de sa jeunesse, livre une oeuvre un peu à part. C'est avec une plume poétique, vivante, parfois incisive et pleine d'humour, que l'auteur a choisi de raconter la vraie vie de la "Dame brune", qu'il admirait tant. Tout y passe : sa naissance en 1930 dans le quartier des Batignolles à Paris, son enfance assombrie par les affres de la Seconde Guerre mondiale, sa période d'errance dans les rues de Bruxelles, sa percée dans les cabarets parisiens, son décès dans sa maison de Précy-sur-Marne...
L'ouvrage Barbara, la vraie vie propose une biographie remarquable, digne d'un roman d'aventure aux multiples rebondissements, nous faisant parfois presque oublier que l'on nous raconte la vie de l'une des plus célèbres chanteuses et musiciennes françaises. Retrouver la femme, raconter sa route, ses inspirations, inciter le lecteur à suivre le fil rouge de sa vie, entendre son coeur battre. Voici, selon ses propres termes, le dessein de Jean-François Kervéan, qui, avec ce livre, signe sa deuxième biographie. Rencontre.
Jean-François Kervéan : "On n'imagine pas la masse qui a été écrite sur elle et le nombre de documents que l'on peut consulter aujourd'hui. Rien que dans les archives de l'INA on trouve des heures de films consacrés à Barbara. J'ai lu une quarantaine de livres sur elle avant de commencer à écrire le mien. Sur elle, mais aussi sur la Belgique où elle a vécu de nombreuses années, sur l'après-guerre et la rive gauche, époque et lieu, qu'elle a bien connus... Des livres écrits par les amants de Barbara aussi. Quand on dispose de tout ça, il devient possible de suivre une carrière presque au jour le jour.
Je me suis également promené dans tous les lieux où elle a vécu, de son appartement rue de Rémusat dans le 16e arrondissement de Paris, à Bruxelles quand elle vivait dans la rue, en passant par les forêts de Gironde où elle se cachait petite parce qu'elle était juive, ainsi que sa maison de Précy-sur-Marne où elle a passé la fin de sa vie... J'ai mené une enquête sensorielle en cherchant à comprendre ce qu'elle avait vécu et en essayant de retrouver toutes les sensations qu'elle a éprouvé au cours de son existence.
Ce que j'ai vécu avec Barbara en terme de rencontre artistique, je ne l'ai jamais retrouvé ailleurs. Quand j'ai assisté à son concert sous un chapiteau à Pantin, j'avais 20 ans. Je suis resté ébloui. Je me suis intéressé à elle mais ce que je voulais surtout c'était la ramener dans le présent en écrivant une biographie animée. J'ai peut-être franchi les limites qu'un biographe ne s'autorise pas d'habitude en adaptant un style plus proche de celui du romancier.
JFK : Beaucoup de choses. Je savais qu'elle était juive, qu'elle avait connu la guerre pendant l'enfance, que l'inceste et les viols perpétués par son père l'avait blessée à jamais. Je savais pas mal de choses sur la femme, ainsi que sur la chanteuse, sur l'artiste. Mais ce qui m'a vraiment frappé, c'est le réel roman qu'est sa vie. Avant d'écrire la biographie, je l'aimais. Aujourd'hui, je l'admire.
JFK : Tout à fait. C'est une femme de rupture qui n'a jamais eu peur de casser les liens. Avec sa famille, ses amis, ses amants... qu'elle aimait pourtant sincèrement. Elle rompt même avec son publi, après avoir triomphé à l'Olympia en 69, quand elle annonce sur scène à la fin du concert, qu'elle arrête les tours de chant. C'est tout de même incroyable ! Elle est au sommet de sa gloire mais elle arrête en se disant qu'elle ne vivra jamais mieux. Elle se trompe puisque un peu plus de dix ans après, il y a Pantin. Elle se considérait comme une solitaire hors du monde et de son temps, elle disait qu'elle radotait. Mais en réalité, elle n'a raté aucun grand rendez-vous de son époque. Aucun.
JFK : La Belgique. Premier amour avec Claude Suys, qui fut son premier et unique mari, ses débuts sur scène, sa découverte des cabarets faits sur mesure, sa rencontre avec la bande de musiciens de Charleroi... La Belgique est son premier public. La chanson finit toujours par la rattraper. Ce qui caractérise le parcours de Barbara c'est en fait la rupture, l'engagement et la liberté. Ça ne l'empêche jamais de revenir. Ce n'est pas une névrosée au sens infernal : juste une femme infiniment libre. C'est d'ailleurs comme ça qu'elle s'est "trouvée" en tant qu'artiste. Elle n'a jamais quitté sa route, alors que tout était fait pour qu'elle se range, pour qu'elle se trouve un mari, pour qu'elle s'abrite. Elle crève de faim quand elle se retrouve à Bruxelles sans domicile. Elle doit attendre 30 ans avant d'être applaudie. À ses débuts sur scène, on lui jette des cendriers. Elle tient, n'abandonne jamais, alors qu'elle a de sérieux doutes.
JFK : Elle n'avait pas sa carte au PS, c'est vrai. Mais elle a fait une pub énorme pour Mitterrand. À Pantin, en novembre 81, elle chante L'homme à la rose en entrant sur scène avec une rose rouge, ce qui était la marque d'un engagement très fort. C'était pareil pour les femmes. Dans les années 50, à l'Écluse, elle propose Veuve de guerre, une chanson sur une femme de militaire qui fait l'amour avec d'autres hommes quand son mari est au front. Cette chanson a été interdite sur les radios.
Elle revendique l'émancipation de la femme de manière très naturelle, parce que c'est elle-même une femme très libre. Elle ne se soumet pas, à part peut-être avec Hubert Ballay, sa grande passion. Une histoire assez compliquée d'ailleurs... Barbara a toujours incarné le modèle de l'émancipation féminine mais sans jamais militer, sans jamais prononcer de discours politique. Elle ne chante pas la cause, simplement ce qu'elle ressent. Mais il se trouve que ce qu'elle ressent, c'est précisément la cause.
JFK : Chez Barbara, il y a un grand paradoxe : l'amour a en effet été le thème majeur de sa vie. Mais c'est aussi l'amour qui l'a fait le plus souffrir. Elle cherche le grand amour oui, mais elle dit aussi qu'elle n'est pas faite pour "être deux". Elle souffre beaucoup de la solitude. Il faut dire qu'elle s'est faite plaquée par tous les hommes qu'elle a vraiment aimés : Hubert Ballay, Serge Reggiani... Ce grand amour qu'elle a poursuivi toute sa vie, elle a fini par comprendre qu'elle ne le trouverait pas chez un bonhomme, même pas chez Hubert Ballay [qui a déclaré des années plus tard sur Radio Canada qu'elle l'aimait probablement plus qu'il ne l'aimait], mais chez son public. Et ça, elle le réalise pleinement à Bobino en décembre 66, quand elle chante Ma plus grande histoire d'amour, c'est vous, puis à l'Olympia en 69. Le grand amour de sa vie c'est tous ces gens qui l'aiment, qui l'écoutent, qui la chantent."
Barbara, la vraie vie, 1930-1997-2017, Jean-François Kervéan, Éditions Robert Laffont.