La scène se passe au Palais du Luxembourg en octobre dernier. La sénatrice EELV Esther Benbassa, attablée au restaurant du Sénat, reçoit l’accolade d’un collègue socialiste, qui la congratule pour ses récentes tribunes parues dans la presse. L’une dans le JDD, l’autre dans Libération, toutes portant sur la polémique naissante suscitée par les « 343 salauds » et au-delà, la proposition de loi à venir visant à pénaliser les clients des prostitués. L’élue du Val-de-Marne est l’une des rares parlementaires à s’opposer publiquement à cette mesure et son voisin de table s’en félicite. Avant d’admettre sans mal : « Continue comme ça Esther ! Nous, au PS, on est pas mal à s’être effacés sur le sujet, on avait peur d’être soupçonnés d’y aller ! »
« Si je ne vote pas la loi, on va dire que je vais aux putes » : cette phrase, Esther Benbassa l’a entendue à maintes reprises. La sénatrice dénonce, à travers la proposition de loi sur la prostitution présentée mercredi 27 novembre à l’Assemblée nationale, le retour de « l’hygiénisme social du XIXe siècle ». Et n’hésite pas à parler même d’« intimidation psychologique » dans les rangs du PS.
Soutenue par Najat Vallaud-Belkacem, la ministre des Droits de Femmes, la proposition de loi, dite de « lutte contre le système prostitutionnel », est portée par les députées socialistes Maud Olivier et Catherine Coutelle. Elle s’articule principalement autour de l’abrogation du délit de racolage passif, instauré en 2003, et de la création d’une peine pour le client. De fait, cette nouvelle pénalisation - une amende de 1500 euros, doublée en cas de récidive - est la mesure phare d’un texte dans lequel, dixit Maud Olivier, les prostituées passeraient « du statut de délinquant à celui de victime d’une domination masculine. »
Défendue par les tenants du courant abolitionniste, cette pénalisation du client serait une première en France. Nombre de ses partisans prennent pour exemple la Suède et la Norvège, où cette mesure est déjà instaurée. Elle aurait ainsi grandement permis, dans ces pays, de faire reculer la prostitution de rue. Tout en précarisant encore davantage les travailleurs du sexe, rétorquent nombre d’associations de prévention en France.
C’est dans ce contexte qu’Esther Benbassa a organisé, le 6 novembre dernier, un débat au Sénat rassemblant prostituées traditionnelles (les prostituées indépendantes qui affirment avoir choisi d’exercer ce métier, ndlr), sociologues et travailleurs sociaux. Aux yeux de celle qui est aussi universitaire, spécialiste de l’histoire comparée des minorités, les travailleurs du sexe, pourtant les premiers concernés, seraient les grands absents de ce débat national. « Personne n’est venu nous consulter, tous les rapports sur notre activité émanent d’institutions », confirmait Madou, prostituée camerounaise des Femmes de Vincennes.
Un reproche partagé, ce jour-là, par les associations comme Médecins du Monde, Aides et les Amis du Bus des Femmes. Á les entendre, sur ce sujet, le PS serait donc déconnecté, depuis des années, des réalités du terrain et enferré dans une posture purement idéologique. Dénonçant une proposition de loi « symbolique », un documentariste présent ce jour-là s’interrogeait même sur le poids de l’affaire du Carlton de Lille.
L’ombre de DSK a-t-elle réellement pesé sur les débats au sujet de la proposition de loi ? Si la question ne lui semble pas incongrue, le lien n’est pas si évident pour l’élu EELV Sergio Coronado. « Il y a évidemment une forme d’opportunisme par rapport à DSK, mais le PS n’a pas attendu ce scandale pour être abolitionniste ». Député des Français de l’étranger, il est le seul élu, au sein de la commission spéciale chargée de l’examen de la loi, à avoir voté contre.
Ce dernier ne mâche pas ses mots. Sergio Coronado dénonce ce qui serait une « croisade de Maud Olivier » et accuse « la sainte alliance entre les dames patronnesses du PS et la droite conservatrice » de « jeter en pâture les prostituées ». Le militant socialiste Jean-François Cesarini, fondateur de Terra Nova Vaucluse et auteur d’un rapport sur la prostitution, rejoint cette idée : « Il y a un inconscient marxiste à gauche et un inconscient catholique à droite qui rendent la prostitution inacceptable. » Et de compléter : « Ce qui est en jeu, c’est encore et toujours la place du corps dans la société. On retrouve les mêmes réticences que sur des thèmes comme la PMA, la GPA, etc… ». Autant de sujets sur lesquels, conclut-il, il est étonnant d’observer l’unanimisme de la classe politique française.
Conformément à la résolution réaffirmant la position abolitionniste de la France votée par les députés de droite et de gauche en décembre 2011, Najat Vallaud-Belkacem avait d’ailleurs fait de la lutte contre la prostitution un de ses chevaux de bataille dès son arrivée au ministère des Droits des Femmes. Avant de s’effacer progressivement et de laisser Maud Olivier et Catherine Coutelle présenter la proposition de loi. « Najat Vallaud-Belkacem est très soucieuse de son image et craint d’affronter les associations », tacle Sergio Coronado. Prenant ainsi ses distances avec la position prohibitionniste, la ministre défend aujourd’hui une proposition de loi qu’elle juge « pragmatique ». Elle insiste notamment, sur les plateaux des émissions de télé ou de radio, sur le volet du texte relatif à l’accompagnement social et professionnel de celles qui veulent sortir de la prostitution.
Najat Vallaud-Belkacem peut, en outre, se targuer du soutien des associations abolitionnistes regroupées au sein du collectif « Abolition 2012 ». Pour Pauline Arrighi, militante d’Osez le Féminisme, qui fait notamment partie, avec Le Nid, des associations en pointe sur le sujet, la prostitution est, quoi qu’on en dise, toujours contrainte. « Les prostituées traditionnelles se persuadent qu’elles ont fait un choix car elles ont intégré très tôt des schémas de violence, mais c’est un leurre. Une fois qu’elles sont vraiment libres, elles s’en rendent compte », explique-t-elle.
« La prostitution est une violence faite aux femmes », martèlent les défenseurs de la proposition de loi. Erwann Binet, député PS qui votera le texte, s’insurge ainsi contre l’argument selon lequel ce serait « une affaire privée entre adultes consentants ». « C’est montrer une grave méconnaissance de ce qu’est la prostitution aujourd’hui. La prostitution que je vois dans ma circonscription est loin de celle dont parlent les ‘343 salauds’ ; elle est constituée à 80% de femmes d’origine étrangère », ajoute-t-il. Quant aux prostituées traditionnelles, elles représentent, selon le député de l’Isère, une « infime minorité qui ne doit pas influencer le législateur dans sa lutte contre la traite et le proxénétisme ».
« Ce n’est pas une loi morale », clame de son côté Pouria Amirshahi, député des Français de l’étranger, également favorable au texte de sa collègue Maud Olivier. « On ne cherche pas, avec la pénalisation du client, à culpabiliser celui-ci, mais à le responsabiliser et à accompagner les prostituées pour faire reculer la précarité et l’asservissement. » Pour le député, qui se dit hostile aux « oiseaux de malheur qui critiquent ces nouvelles mesures », « ceux qui font dans l’idéologie, ce sont précisément ceux qui balaient d’un revers de main cette loi. »
Au-delà des dissensions politiques, il semble également que l’opinion publique soit divisée sur ce sujet de société. Alors que seulement 32% des Français seraient favorables à la condamnation des clients, les prostituées, elles, battent le pavé. Toute une série de manifestations organisées dans les grandes villes de France contre la pénalisation des clients accompagnera les débats à l’Assemblée.
Prostitution : l'Assemblée favorable à la pénalisation du client ?
Pour ou contre la pénalisation des clients des prostitués
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