En 1972 sortait en salles Gorge Profonde, certainement le film porno le plus connu de l'histoire du cinéma. Ecrit et réalisé par Gerard Damiano (alias "Jerry Gerard"), il met en scène une jeune comédienne débutante : Linda Lovelace, Linda Susan Boreman de son vrai nom. Succès colossal en un temps où le X se résumait avant tout aux peep shows, Deep Throat (titre original) suscite également une large vague d'indignation politique, censure qui ne fera que renforcer considérablement son aura.
Cinquante ans plus tard, les faits sont là : en plus de populariser une pratique sexuelle carrément érigée en pitch, Gorge Profonde a révolutionné le X, teasant l'explosion du porno sur le marché de la vidéo, et plus globalement sa démocratisation mondiale, tout en déployant une certaine vision de la sexualité féminine, à une époque de libération des moeurs.
Mais pas question de le prendre pour ce qu'il n'est pas - autrement dit, un pamphlet militant célébrant le plaisir féminin à tout prix. Car cette production à l'impact culturel indéniable cache un envers dramatique, source de tensions virulentes au sein des mouvements féministes.
Une complexité sur laquelle s'attarde un passionnant documentaire, à visionner sans plus attendre sur le site d'Arte (et diffusé sur la chaîne ce mercredi 23 février à 22h20) : Gorge profonde : quand le porno est sorti du ghetto, signé Agnès Poirier.
Retour sur un phénomène culturel et sociétal qui un demi siècle plus tard n'a vraiment pas fini de faire couler de l'encre.
L'histoire de Gorge Profonde ? Elle tient sur un post-it, mais n'en est pas moins singulière pour autant. Linda est une jeune femme préoccupée par son incapacité à atteindre l'orgasme, le vrai. Une visite médicale lui révèle l'étrange vérité : si elle ne jouit pas, c'est parce que son clitoris est situé... au fond de sa gorge. Les fellations, ou plutôt "gorges profondes", deviennent alors la solution à privilégier pour l'héroïne. On est loin d'Eric Rohmer.
Gorge profonde est écrit en un week-end et tourné en Floride, avec un budget de 25 000 dollars. En fin d'exploitation, il en rapportera 600 millions. Mais la grande majorité de ces recettes n'ira ni à son metteur en scène (qui tournait déjà des "loops", diffusés dans les peep shows), ni à son impressionnante vedette, mais aux financeurs : la mafia.
Comme le relate avec minutie Gorge profonde : quand le porno est sorti du ghetto, cet étrange récit scabreux ne bousculera pas seulement les libidos, mais également les esprits des citoyens américains. En plus de faire connaître l'existence du clitoris à bien des spectateurs mâles, il amusera les spectatrices en privilégiant un pitch à base d'orgasme féminin, dans un contexte où la "libération sexuelle" est sur toutes les lèvres. Quitte à faire du clito la sacrosainte et universelle voie vers la jouissance absolue.
Productrice de porno indépendant et féministe, la trentenaire Pauleta Pappel témoigne : "Le film fait du sexe oral une sorte de pratique émancipatrice". Et du plaisir féminin, une quête intime plus importante que tout. N'en déplaise au puritanisme : Gorge Profonde sera interdit dans pas moins de 23 Etats.
Mais la question du plaisir est à relativiser quand on parle de Gorge Profonde. En 1980, l'actrice Linda Lovelace, que ce film a propulsée mais également condamnée à une encombrante image de fantasme sexuel, libère la parole sur les plateaux télévisés. Elle y parle d'Ordeal, livre autobiographique au sein duquel elle raconte les violences que lui a fait subir Chuck Taylor, son ancien conjoint et "souteneur", qui l'a incitée a tourné Gorge Profonde.
Coups, violence psychologique, viols, ce que relate l'actrice est accablant. Arte rapporte son témoignage : "Je vivais dans la peur, j'étais battue tous les jours, il me menaçait, voulait me lacérer le visage pour qu'on ne me regarde plus. J'étais un objet sexuel créé par Chuck Taylor. Un robot qui tentait de survivre". Seulement voilà, personne ne la croit.
Victime d'un virulent victim blaming, Linda Lovelace témoigne d'une violence patriarcale indéniable. "Elle dérangeait quand elle faisait du porno, elle dérangeait aussi quand elle affirmait que cela n'était pas son choix : elle a toujours dérangé", déplore l'autrice de bandes dessinées Nine Antico, qui lui a dédié en 2010 un album sororal : Coney Island Baby.
Des mots de l'actrice, on pourrait encore retenir ceux-ci, qui se passent de commentaire : "À chaque fois que quelqu'un regarde Gorge Profonde, il me voit en train d'être violée".
Nombreuses sont alors les militantes féministes à évoquer le "cas Lovelace" comme l'emblème d'une industrie à faire interdire. Le porno se résumerait-il à une exploitation systémique du corps des femmes et de leur intégrité ? Les manifestantes l'affirment avec force.
Mais en parallèle, durant les années 80, des personnalités remarquées comme les productrices et actrices de X Annie Sprinkle et Candida Royale font entendre leurs voix en privilégiant une approche "positive" du sexe et du porno. Pour elles, comme pour d'autres militantes, la pornographie peut aussi permettre une forme d'émancipation, détachée du simple regard masculin et des violences, sexistes et sexuelles.
Dès lors, Gorge Profonde devient le symbole d'une cause qui n'a jamais cessé de diviser au sein des féminismes : le désir d'abolir le X d'un côté, celui de défendre des alternatives - comme le porno indépendant et éthique - de l'autre. Dans les deux cas, force est de constater que le traitement indigne de Linda Lovelace en dit long sur le sexisme d'une société.
Cette division militante donne une petite idée de l'impact d'un film aussi incongru (à la base) que Gorge Profonde. Il suffit de se rapporter aux réflexions de de l'autrice et documentariste Ovidie (Porno Manifesto), ou, plus récemment, aux créations de la pornographe féministe Olympe de G, pour comprendre que la pornographie suscite encore, au sein du mouvement, débats houleux, initiatives diverses et paradoxes.
Pour bien des voix, Gorge Profonde, et ce qui s'ensuivit, témoigne également de la condition critique des travailleuses du sexe, et notamment des actrices pornographiques. "Une femme qui fait de la pornographie, la société considère que c'est forcément de sa faute s'il lui arrive quelque chose. La société dicte toujours aux femmes de rester à leur place. On les stigmatise", fustige à ce titre la productrice Pauleta Pappel.
Mais l'impact de cette oeuvre ne s'arrête pas là. Agnès Poirier, la réalisatrice de Gorge profonde : quand le porno est sorti du ghetto, perçoit en l'évolution audacieuse de la sexualité dans les oeuvres "mainstream" américaines un signe que Deep Throat a bousculé les lignes. Si le porno n'est pas vraiment plus respectable, les images explicites qu'il a générées n'en ont pas moins intégré les esprits des spectateurs, et ceux des cinéastes. Ce n'est pas pour rien que l'on surnomme l'industrie du X "The other Hollywood" ("L'autre Hollywood").
Des réflexions riches et paradoxales donc, intimes et politiques également, brassées par un documentaire polyphonique et éclairant.