"Moche", "dégueulasse", "guenon", "solide comme du bois d'ébène", "gros boule"... Ces mots, Lydia* les a entendus ou lus à différents moments de sa vie. Parfois sur les réseaux sociaux lorsqu'elle a osé s'exprimer sur la culture de dénigrement dont les femmes noires sont fréquemment l'objet. D'autres fois alors qu'elle se risquait à faire l'expérience des applications de rencontre.
Il est même arrivé que ces mots sortent de la bouche d'hommes avec qui elle entretenait une relation amoureuse. Des mots qu'elle n'oublie pas, bien qu'ils ne la touchent plus et qu'ils l'ont poussée à arrêter de fréquenter des hommes. Noirs, blancs, non blancs, la majorité de ceux qu'elle a rencontrés au cours de sa vie sentimentale ont eu des comportements abusifs, insultants et tout simplement racistes, qu'elle a cessé de tolérer il y a trois ans. Aujourd'hui en couple avec une femme noire, elle a raconté au HuffPost le parcours qui l'a poussée à mettre les hommes de côté.
Née dans les Antilles françaises, Lydia découvre à ses dépens ce qu'est le colorisme. Cette discrimination fondée sur la couleur de la peau, les traits du visage et les cheveux des personnes noires. Cette idéologie prend racine à l'époque du commerce triangulaire. Celle-ci considère que les personnes noires ayant la peau plus claire, des traits proches de ceux des personnes caucasiennes et des cheveux lisses ou a minima bouclés sont plus belles que celles dont les traits sont "négroïdes", à la peau sombre et aux cheveux crépus. Dès le collège, elle est rejetée, harcelée et moquée parce qu'elle est "trop" noire et que ses cheveux ne sont pas assez lisses.
Les insultes et les moqueries viennent principalement des garçons qui, selon elle, affirment leur masculinité en dénigrant les groupes qui sont les plus dominés. Les femmes noires se retrouvant au plus bas de l'échelle, elles sont régulièrement l'objet d'un dénigrement institué depuis des siècles. Dans l'article Images de la femme noire dans l'Amérique contemporaine, la sociologue américaine Patricia Hill Collins explique comment les stéréotypes sur les femmes noires sont utilisés à des fins de domination d'une classe sur une autre avant d'être repris et alimentés par certains hommes noirs.
D'après la sociologue, tout a commencé avec le discours colonial, assimilant les personnes noires à des animaux sauvages. Après la lutte pour les droits civiques aux États-Unis, ceux qui ne pouvaient plus se rattacher à la notion de race se sont reportés sur des différences de classes, opposant peu à peu les Noirs pauvres issus de la classe ouvrière à ceux de la classe moyenne. Et dans les années 80 à 90, cette nouvelle construction a eu pour effet de modifier ce qui représentait l'idéal de la masculinité et celui de la féminité pour les personnes noires.
"À mesure que la féminité et la masculinité noires se trouvaient reformulées au travers du prisme de la classe, une constellation mouvante d'images de la féminité noire reconfigurait la sexualité des femmes noires et venait donner une assise idéologique au nouveau racisme", conclut Patricia Hill Collins dans son article.
"Quand on a l'esclavage et la colonisation qui sont passés par là, ça laisse des traces. Ça nous donne un statut particulier, en fait. Nous, femmes noires, dans l'échange avec le reste de la société, on se retrouve rapidement en bas de la pyramide", confirme Lydia.
La jeune femme évoque ainsi ces hommes noirs qui "vont, dès le plus jeune âge, avoir le réflexe de se désolidariser totalement des femmes noires. Car qu'y a-t-il de mieux pour se désolidariser de se moquer de la personne afin de l'éloigner le plus possible ?"
"Il n'y a rien de plus facile pour un mec noir, que de traîner avec d'autres mecs pour dénigrer les autres, raconte-t-elle. À ce moment-là, on devient une blague. Je pense que ça les nourrit dans leur masculinité quand ils sont petits de se moquer ensemble de la personne qui n'est pas désirable. Du coup ça crée des éléments de langage: ça fait des 'Fatou tapées', 'niafou' des choses comme ça. Des mots que j'ai appris quand je suis arrivée en France métropolitaine."
Car ce phénomène de colorisme ne frappe pas partout, de la même manière. "J'ai des copines qui racontent que ça leur est arrivé dès le primaire en France. Moi, je vivais aux Antilles, du coup c'était moins agressif mais c'était quand même présent. Des femmes qui ont grandi en région parisienne me racontaient que dès l'âge de 8 ans, elles ont été moquées par des garçons noirs. Ça continuait au collège, où on sait que c'est le bordel et que tout le monde fait ce qu'il peut pour s'en sortir. J'ai aussi eu des amies blanches qui ont été mises à part mais on ne leur reprochait pas leur physique. Là où j'étais, il n'y avait pas tout cet arsenal-là, il y avait du colorisme mais on n'en était pas là", explique-t-elle.
Aujourd'hui, la jeune femme a assez de recul pour reconnaître que ces moqueries et agressions sont héritées d'une histoire qui a toujours mis la femme noire au ban de la société. Mais plus jeune, son ignorance des mécanismes de violences systémiques envers les minorités a eu pour conséquence d'installer un doute permanent en elle et sa capacité à entretenir des relations sentimentales comme tout le monde.
"Au collège, je me suis rendu compte que mes rapports aux gens ne seraient peut-être pas les mêmes. Puis au lycée, on commence un peu à flirter. J'avais toute une catégorie de copines qui avaient des flirts, des trucs avec des garçons. Il se passait des petites choses, enfin des trucs de lycéens. Et moi je n'avais rien. Enfin si j'avais un garçon qui voulait me fréquenter en cachette.
Donc, on en était au point où si on se croisait dans les couloirs du lycée, on ne devait pas se regarder. Ça a fini par se savoir, des personnes se sont moquées de lui. C'est triste à dire mais j'étais tellement contente à l'époque que quelqu'un s'intéresse à moi, que ça a créé un truc. Et quand je suis entrée dans la vie d'adulte, c'était déjà quelque chose de bien installé."
Ces moqueries sur les femmes noires puisent également dans la culture populaire. Le stéréotype d'une femme vulgaire, laide et agressive est le départ de nombreux sketch d'humoristes noirs qui contribuent à leur tour à normaliser le dénigrement dont elles font l'objet. Elles subissent donc à la fois le sexisme d'une société qui souhaite façonner leur féminité et des stéréotypes racistes qui les désignent comme trop indépendantes, fortes, ou en colère pour être désirables. Elles ne sont pas désirables et sont donc moquées.
Petit à petit, l'adolescente s'éloigne des hommes qui lui ressemblent par peur du rejet. Elle a quitté les Antilles pour Paris où elle entre en classe préparatoire des grandes écoles. Ses camarades lui demandent s'il y a l'eau courante dans son logement, on touche ses cheveux sans lui demander la permission. Avec certains, elle prendra le temps de leur expliquer qu'on ne peut pas se comporter de la sorte alors qu'avec d'autres, trop extrêmes dans leurs propos, elle laissera tomber.
Son arrivée en France hexagonale lui offre l'opportunité de rencontrer un plus grand éventail de personnes. Lydia mesure près d'un mètre quatre-vingt pour à peine 60 kilos. Ces caractéristiques que certains garçons utilisaient pour se moquer d'elle en lui disant qu'elle a des épaules de basketteur attirent aussi le regard d'hommes qui lui semblent bienveillants.
Il y a d'abord eu cet homme d'âge mûr avec lequel elle a débuté une relation. "Il avait le double de mon âge. C'était le stéréotype de l'homme blanc qui vit aux Antilles et qui passe son temps à admirer la femme noire. Et du coup à admirer l'enfant noir parce que je n'avais que dix-huit ans. Il faisait beaucoup de remarques sur ça."
Puis l'étudiant rencontré près de sa résidence universitaire : "Il avait l'air super sympa et m'a proposé d'aller chez moi. Et en fait, il a fait du forcing à plusieurs reprises pour finalement obtenir ce qu'il voulait. Jusque très récemment, je n'ai jamais identifié ça comme un viol. Je me disais simplement que c'était mal ce qu'il avait fait. Si je n'avais pas été si contente qu'un mec s'adresse à moi de manière si gentille, ça ne serait peut-être pas arrivé."
"Je sais pourquoi j'ai laissé ce type de personnes s'introduire dans ma vie. Et je sais que si, des gens avaient pris le temps de me dire des choses sur moi-même, la fille que j'étais en train de devenir dès mon enfance ou mon adolescence, ça ne serait peut-être pas arrivé. Après il y a plein de raisons pour qu'un viol arrive. Mais pour moi c'est ça."
Et plus tard, les jeunes hommes de l'école de commerce dans laquelle elle étudie qui ne lui proposeront que des rencontres secrètes : "C'était l'ambiance typique des écoles de commerce et je faisais profil bas. Je me tapais le cliché de la femme noire en colère parce que je m'énervais contre mes camarades qui ne faisaient pas leurs travaux de groupe et je me couchais à 5 heures du matin à cause d'eux."