C'est l'histoire d'un long cheminement. 2018 : l'agence de presse américaine Associated Press, suivant de près un reportage de la télévision chilienne, met en lumière de nombreuses affaires de religieuses abusées sexuellement dans le cadre de missions en Afrique. Des situations similaires étaient déjà relatées plus d'une décennie auparavant. Mais cette fois-ci, les témoignages ne s'arrêteront pas là. Franciscaines indiennes, nonne victime d'un prêtre dans un confessionnal, religieuse violée dans un monastère...
Derrière les "faits divers", tout un système : oui, certains prêtres usent de leur autorité pour harceler, attoucher, violer, et oui, leurs victimes, des religieuses intimidées, souffrent d'une emprise aussi bien économique que psychologique. Cela fait deux ans que ces faits sont relatés. #MeToo semble enfin avoir investi l'Eglise.
Et de la Leadership Conference of Women religious, plus grande association de religieuses des Etats-Unis, aux discours officiels du Pape au Vatican, en passant par la Conférence des religieux et religieuses de France, les témoignages accablants sont relayés partout. Mais les victimes sont-elles vraiment écoutées ? Et le fonctionnement de l'Eglise, bouleversé ?
Constance Vilanova s'est posée la question. Historienne et journaliste passée par le journal La Croix, l'autrice propose avec son premier livre Religieuses abusées : le grand silence une quête de vérité, nous baladant de l'Italie à l'Inde, de la France à l'Argentine. Un "grand silence" nourri de voix de femmes de foi victimes, mais aussi de théologiennes et d'expertes. L'idée ? Briser une bonne fois pour toutes l'omerta qui règne au sein des instances religieuses.
Et par-là même, comprendre les mécanismes à l'origine de ce "noeud du silence" si difficile à dénouer. Une immersion glaçante et nécessaire pour faire entendre "la douleur des victimes, cette plainte qui monte vers le ciel et pénètre jusqu'à l'âme" - pour paraphraser le pape François lui-même.
Constance Vilanova nous en dit plus sur ce long travail d'investigation.
Constance Vilanova : C'est Artège qui est carrément venue vers moi en fait ! Après mes études, j'ai passé cinq mois au sein du service "Religion" de la rédaction du journal La Croix. C'est là-bas que j'ai sorti une première enquête sur la situation des religieuses missionnées en Afrique. Artège l'a bien aimé et ils m'ont contacté pour sortir un livre entier consacré au sujet. Ils m'ont toujours soutenue durant mes investigations.
Je pense que, des médias aux maison d'édition catholiques, il y a comme une demande pour ces sujets-là désormais. Bien sûr, il y aura toujours des catholiques qui préféreront laver leur linge sale en famille. Mais d'autres approuvent cette quête de vérité et cette nécessité de transparence, de nettoyer "la maison", je dirais, pour repartir sur de bonnes bases. Évidemment, les journalistes ont leur rôle à jouer.
C.V. : J'ai surtout rencontré des difficultés de communication avec les représentations des institutions religieuses car ils expriment toujours une vraie dualité : prôner une exigence de transparence et en même temps, demander à relire mon texte texte, à le modifier... Ce que n'ont pas fait les victimes !
D'ailleurs, je me suis aussi posé beaucoup de questions concernant le recueil de témoignages. Est-ce qu'un propos rapporté a tout autant de poids qu'un témoignage direct ? Mais aussi, sur comment recueillir les paroles sans trahir les intentions des victimes. J'ai eu des doutes quant à la faisabilité de cette enquête.
C.V. : Sans ces révélations sur les enfants abusés au sein de l'Eglise, il n'y aura pas eu ce bouquin-là, d'autant plus que ces deux formes de violences répondent finalement aux mêmes mécanismes. Le phénomène d'emprise, mais aussi le rapport à l'entre-soi, dans un milieu où chacun est nommé "soeur", "frère", "père".
Ces violences partagent des points communs, mais elles diffèrent, aussi. Quand un enfant est victime d'abus, on va plus facilement le croire sans remettre en question son non consentement. Mais quand on parle des religieuses, cette idée de consentement est constamment remise en doute.
C'est au début des années 2000 que les affaires de religieuses abusées ont commencé à sortir dans la presse, notamment avec un article de l'hebdomadaire américain The National Catholic Reporter. Celui-ci retranscrivait en partie un rapport de la soeur Marie McDonald. Dans ce rapport présenté à Rome, on apprenait qu'il n'était pas rare que les soeurs soient harcelées et violées par les prêtres et évêques missionnés en Afrique. Celles-ci étaient considérées par le clergé comme des "partenaires sexuelles sûres"... à cause de l'épidémie de Sida. C'est énorme comme révélation.
D'autant plus que l'on y apprend également que, malgré leurs discours habituels, les prêtres n'hésitaient pas à exiger des religieuses abusées qu'elles avortent. Et pourtant, il y a eu zéro conséquence, alors que les faits ont été relayés par le Vatican. Ceux qui en parlaient n'avançaient pas l'idée que ces abus puissent faire système. En terme de médiatisation, il a donc fallu que la parole des mineurs se libère pour que celle des religieuses soit finalement prise en compte.
C.V. : Avant, l'Église était vraiment un espace clos. Mais à l'heure des réseaux sociaux, elle ne peut plus faire sans la vie laïque. Les victimes que j'ai pu rencontrer, de la France à l'Inde, s'appuient sur les réseaux sociaux pour trouver un soutien et un espace d'expression. Avant, elles n'avaient pas cet espace. C'est comme si le monde moderne pénétrait au sein des congrégations. C'est intéressant de voir à quel point #MeToo semble avoir envahi tous les domaines de la vie, dont la vie religieuse.
C.V. : Quand on entre dans une congrégation, on fait voeu de chasteté, d'obéissance, mais aussi de pauvreté. On abandonne ses biens et on refuse à son indépendance financière. C'est un facteur de vulnérabilité qui favorise les situations d'emprise psychologique, spirituelle, et les agressions sexuelles. En Inde, les religieuses que j'ai rencontrées ont cinq euros d'argent de poche tous les mois par exemple...
Cela ne favorise vraiment pas l'autonomie des femmes, et par extension leur quête de vérité. Si l'une d'entre elles dénonce des faits, elle peut être chassée de son couvent, se retrouver à la rue, sans moyens financiers suffisants.
Cette idée d'emprise financière est globale dans un système où les prêtres peuvent faire de la sexualité des religieuses une monnaie d'échange. Les religieuses ont parfois besoin de lettres de recommandation de prêtres de leur paroisse, et ceux-ci peuvent par exemple décider de les délivrer en échange de faveurs sexuelles.
C.V. : Complètement. Le Pape lui-même considère le cléricalisme [c'est à dire "l'exercice excessif du pouvoir clérical", dixit Laurent Landete, auteur de Comment prier chaque jour, interrogé par l'hebdomadaire français chrétien La Vie, ndrl] comme une plaie de l'institution religieuse d'aujourd'hui. Les prêtres sont considérés comme des princes tout puissants durant leur séminaire de formation, et à l'inverse, on inculque aux religieuses tout un rapport d'obéissance et d'infériorité.
C'est de là qu'éclot cette relation inégale, et plus largement, la place de la femme au sein de l'Église. Il faudrait, pour détourner le conseil "Eduquez vos garçons", dire : "Eduquez vos prêtres" !
Ce cléricalisme renvoie à ce que le Pape intitule "l'auto-référentialité" : le fait qu'une communauté ait oublié qu'elle faisait partie d'une communauté plus grande, à savoir la communauté catholique, et soit avant tout centrée sur elle-même, fonctionne en vase clos, au détriment des règles établies.
Le professeur Josselin Tricou a consacré sa thèse à la "construction de la masculinité" des prêtres (Des soutanes et des hommes. Subjectivation genrée et politiques de la masculinité au sein du clergé catholique français depuis les années 1980). Il dit qu'il y a un problème d'éducation à la sexualité, et surtout d'encadrement. Il faudrait échanger avec les futurs prêtres pour mieux comprendre leurs motivations.
Il y a encore une énorme part d'ombre sur la sexualité, la compréhension et l'expression des désirs, du côté des prêtres mais aussi des religieuses, qui ne savent pas forcément détecter des mécanismes de prédation.
C.V. : Oui, on pourrait même parler de culture du secret : le secret religieux. Il y a au sein de ces institutions une peur du scandale, une culture de la discrétion, une humilité qui n'invite pas les religieuses à se mettre en avant. Et puis, du côté des agresseurs, on observe toute une instrumentalisation du religieux, notamment dans le cadre de l'accompagnement spirituel, qui a pour but de légitimiser leurs actes.
Le prêtre est un guide pour la religieuse, qui lui voue une confiance totale, au sein d'un milieu considéré comme sain et dépourvu des rapports de "séduction". Tout cela nous renvoie aux relations qui caractérisent les sectes. D'ailleurs, un prêtre abusif va volontiers faire du "grooming" auprès des proches de la victime: c'est-à-dire manipuler la famille, vendre leur silence par des cadeaux. Ces agresseurs ont souvent un "charisme" assez fort et conditionnent les autres à ne rien voir : c'est une vraie "gouroutisation".
C.V. : La crainte de tout perdre, d'être renvoyée d'une congrégation, alors que le fait d'y entrer est l'engagement d'une vie, le risque de se retrouver sans rien, ni argent, ni accompagnement, ni sécurité sociale, ni droit au chômage... Mais aussi le risque d'être calomniée, de voir sa parole attaquée et illégitimée.
Cela a été le cas pour la religieuse Valeria Zarza en Argentine, qui après avoir accusé le père Augustin Rosa d'agression sexuelle a non seulement été harcelée, mais aussi accusée d'abus sexuels sur mineur. Dans des affaires comme celles-ci, on assiste en plus à des tentatives de réhabilitation des agresseurs présumés, même quand ils font l'objet de plusieurs plaintes.
C.V. : Oui, la justice canonique, c'est-à-dire la justice interne à l'Eglise, est gérée par des hommes. En France, les surveillances des congrégations sont réalisées par des évêques. Je ne pense pas qu'un évêque d'une soixantaine d'années puisse déceler le traumatisme d'une femme sur son visage.
On observe un manque de présence féminine, de soeurs et de théologiennes, en terme d'accompagnement spirituel et de surveillance de congrégations. Et ce alors qu'il est plus facile pour une femme de se confier à une autre femme. Un système rétrograde perdure. Nous sommes face à une Église d'hommes, un monde d'hommes et une justice d'hommes.
C.V. : Bien sûr. A l'origine, la culture du couvent se base justement sur une sororité absolue. Dans mon enquête, j'évoque notamment le cas d'un groupe de religieuses indiennes, les Cinq, cinq soeurs de la Congrégation des Missionnaires de Jésus qui depuis deux ans dénoncent l'inaction de l'Eglise indienne face aux situations d'abus.
Par-delà les couvents, le soutien des religieuses victimes de viol s'exprime sur les réseaux sociaux de la part d'autres religieuses victimes elles aussi. Il y a cette idée qu'hormis d'autres victimes, personne ne peut vraiment comprendre ce qu'elles ont vécues.
Les religieuses que j'ai interrogées en France se connaissent toutes entre elles. La sororité est forte partout à travers le monde. Je pense que des révolutions comme #MeToo incitent ces femmes à parler, puisque lorsque l'on se rend que certaines personnalités puissantes, comme le producteur hollywoodien Harvey Weinstein, peuvent être renversées, on croit davantage en l'impact de sa voix.
C.V. : Je trouve. Il a rapidement reconnu qu'il fallait changer les choses et a mis en place la notion de "personne vulnérable" dans le droit canonique. Avant, les textes sur les viols et abus se concentraient sur les enfants, d'où l'importance d'ajouter cette notion de "personne vulnérable" afin d'évoquer ces rapports non consentis entre adultes.
Au gré de ses déclarations publiques, il donne des conseils, distille des valeurs dans ses homélies [en 2019, il aurait notamment déclaré qu'il importait "que soient adoptées au niveau universel des procédures visant à prévenir et à contrer les crimes d'abus sexuels qui trahissent la confiance des fidèles", ndlr]. Reste l'idée, problématique, que ce qui est dit en haut doit être appliqué en bas. Et ça, ce n'est jamais sûr.
C.V. : Repenser la formation des prêtres, mais aussi l'assimilation des mécanismes d'emprise et de "séduction" par les religieuses – leur faire comprendre qu'elles doivent être sur leurs gardes et leur assurer davantage de soutien également.
Aujourd'hui, les choses bougent mais lentement. Au Kenya, l'architecture de certains couvents a été repensée pour que les parloirs soient faits de vitres transparentes, et ce afin que l'on puisse voir ce qui s'y passe. Certaines congrégations n'exigent plus de lettres de recommandation de prêtres, ce qui permet de protéger davantage les religieuses. En France, la théologienne Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieuses et religieux, propose de son côté des ateliers et martèle qu'il faut écouter les victimes.
Il y a deux ans, de nombreuses religieuses ont témoigné, mais tout un travail reste encore à faire au sein de l'Eglise. Et puis, je crois que la libération de la parole des femmes laïques est un reflet de ce qui arrivera plus tard aux religieuses : je crains vraiment un "backlash" à l'encontre de celles qui ont osé parler, comme on peut d'ailleurs l'observer avec le mouvement #MeToo, avec un retour en force des masculinistes, et un retour de bâton en général dont font l'objet les féministes. Bref, ce mouvement de libération reste encore très fragile.
Religieuses abusées : le grand silence, par Constance Vilanova.
Editions Artège, 200 p.