Enfances meurtries et luttes féministes, fables modernes et jeunesses révolutionnaires... En cette rentrée littéraire 2020, nombreuses sont les plumes à nous réjouir, propices à satisfaire notre besoin d'évasion ou éveiller nos consciences. Des romans qui marquent par leur sensibilité, leur (im)pertinence et la singularité des voix marginalisées qu'ils mettent à l'honneur avec style. Pour mieux vous y retrouver, voici nos sept coups de coeur. De futurs indispensables pour votre bibliothèque.
Qu'est-ce que ça raconte ? Cléo est une collégienne des années 80. Elle aime Sophie Marceau, Mylène Farmer et Jean-Jacques Goldman. Mais sa rencontre avec la mystérieuse Cathy va changer sa vie du tout à au tout. Femme cultivée, Cathy oeuvre pour une Fondation qui, bourse à l'appui, pourrait permettre à la jeune fille de treize ans d'embrasser son destin : devenir danseuse. Mais que cache donc cette énigmatique Fondation ?
Pourquoi on kiffe : Peut-être la première grande fiction française de l'ère #MeToo ? Quelques mois après la sortie du nécessaire Consentement de Vanessa Springora, Lola Lafon synthétise en moins de 450 pages la sève des scandales qui secouent encore l'Hexagone - telles les "affaires" Matzneff et Polanski, pour ne citer qu'eux.
En nous collant aux basques d'une ado abusée devenue malgré elle "mauvaise victime", Chavirer ne se contente pas de mettre en mots la pédocriminalité. Non, c'est avant tout un grand roman sur la culture du viol, où chaque référence (musicale, cinématographique, fashion) dévoile la manière dont une société "glamourise" la pédophilie. Et pour traiter ce sujet choc, une écriture aérienne, pleine de légèreté, admirable de maîtrise.
Ou comment concilier la puissance d'un manifeste et la force (libératrice) de la création romanesque. On en ressort pas indemne.
Chavirer, par Lola Lafon.
Editions Actes Sud, 352 p.
Qu'est-ce que ça raconte ? Une plongée dans l'école des Beaux-Arts, au début des années 2000. S'acharnant à défendre les vertus de la peinture (une pratique jugée rétrograde et ringarde) nos trois jeunes protagonistes vont découvrir le temps de deux ans le mépris institutionnel et le sexisme ambiant du monde de l'art, mais aussi l'amitié, l'amour et l'oeuvre des grandes révolutionnaires de l'histoire des avant-gardes.
Pourquoi on kiffe : C'est avec beaucoup de piquant que Térébenthine égratigne les précieuses ridicules de l'école des Beaux-Arts, et notamment ses profs jamais à court d'abus d'autorité - un portrait, on l'imagine, valable pour bien des cercles académiques. Mais derrière le vernis de l'ironie se profile une réflexion plus riche sur la place des femmes dans l'Histoire de l'art, méprisées de leur vivant, ignorées par les institutions en guise d'ad memoriam.
Des femmes au coeur de cette histoire d'étudiantes éveillées, vantant à leurs collègues le génie de la street artist Miss Tic et de la peintre sud-africaine Marlène Dumas, de l'artiste plasticienne française Annette Messager et de la "body artist" Gina Pane. Un panorama fantastique, si bien que chaque page et "name drop" nous donne furieusement envie d'écorner celles des livres d'art, ou d'explorer les galeries des musées. Stimulant.
Térébenthine, par Carole Fives.
Editions Gallimard, 176 p.
Qu'est-ce que ça raconte ? Isis est une jeune femme végane ultra-connectée que plus rien ne semble étonner. Ni les remarques clichés des carnistes, ni le drôle d'oiseau (une grue) qui, un jour, se pointe dans son jardin. Seulement voilà, cette grue est le doux présage d'une pandémie qui, quelques jours plus tard, s'abattra sur le monde, réduisant hommes (surtout) et femmes à l'état... d'animaux. C'est le temps des métamorphoses.
Pourquoi on kiffe : Attention, toute ressemblance avec une situation actuelle serait (in)volontaire. Pandémie mondiale, impuissance des politiciens, overdose médiatique, réseaux sociaux qui s'affolent... Avec cette fable moderne qui n'aurait pas déplu aux aèdes antiques, le journaliste et auteur végan Camille Brunel nous offre une version bien singulière du fameux dicton "nos amies les bêtes". Satirique, drôle, désespérée aussi.
Bien sûr, Les Métamorphoses est une réflexion pleine d'ironie sur la cause animale et l'inconscience du genre humain - face aux animaux, mais aussi à la crise climatique et aux enjeux écologistes. Mais c'est surtout par la justesse du traitement qu'il réserve aux réseaux sociaux que le romancier détonne. Réseaux comme remède en plein chaos, reflet des dérives ou renaissances de l'humanité, mais aussi de son langage, en constante mutation.
Un récit ultra-contemporain, donc.
Les métamorphoses, par Camille Brunel.
Editions Alma, 200 p.
Qu'est-ce que ça raconte ? Fatima est une jeune femme française d'origine algérienne qui tue le temps comme elle peut, entre discussions avec copains et copines de cours et heures à tuer à Clichy. Mais cette musulmane pratiquante porte sur elle un lourd secret : elle est lesbienne.
Pourquoi on kiffe : Comment concilier religion et identité, amour impossible et poids du regard paternel ? Ce sont là les enjeux du témoignage de Fatima Daas, esquivant avec vélocité tabous sociétaux et lourdeurs stylistiques au profit d'une plume pleine de poésie et de vérité. A tous ces discours médiatiques qui s'empressent de diaboliser les femmes musulmanes, la jeune autrice adresse un premier roman fait d'impudeur, de vie et de nuances.
"Ici, l'écriture triomphe en faisant profil bas, sans chercher à faire trop de bruit, dans un élan de tendresse inouïe pour les siens", se réjouit en guise de présentation Virginie Despentes - on a déjà connu pire "marraine". Sous cet "élan", la présence sonore d'une femme lesbienne qui s'efforce à dire une réalité que trop peu entendent ou autorisent.
La petite dernière, par Fatima Daas.
Editions Noir sur Blanc, 192 p.
Qu'est-ce que ça raconte ? On la considère comme une aliénée et une "mauvaise mère", une artiste de génie et une icône féministe. Sa vie, aussi vive que ses oeuvres, est pleine de drames et de jubilations, de traumatismes qui meurtrissent et de gestes enflammés. Vous aussi, plongez dans la tête de la grande Niki de Saint Phalle.
Pourquoi on kiffe : La rencontre d'une autrice et de son sujet. Avec Trencadis, Caroline Deyns délivre un exercice de style à l'image de l'artiste qu'elle cerne : créatif, insaisissable, déconstruit. Révolutionnaire ? Et oui. Immersion fantasque dans le cerveau de Niki de Saint Phalle, mais aussi étude romanesque de son oeuvre et ode militante à sa liberté (de femme, de mère, d'artiste), cette fausse biographie réjouit par sa revigorante modernité.
"Peindre calmait le chaos qui agitait mon âme. C'était une façon de domestiquer ces dragons qui ont toujours surgi dans mon travail", aimait à dire la plasticienne. Un chaos dont rend compte ce vibrant hommage, allant jusqu'à décomposer le corps même de l'écriture - sa typographie, sa taille de caractères, la structure du texte. Fascinant.
Trencadis, par Caroline Deyns.
Editions Quidam, 364 p.
Qu'est-ce que ça raconte ? Que peut donc faire un père de famille aimant lorsque ses idéaux politiques se démodent ? Que le fond de l'air n'est plus si rouge ? Que le destin incertain de ses fils semble, peu à peu, lui échapper ? Et un drame passé, en annoncer un autre, imminent ?
Pourquoi on kiffe : L'une des claques du début d'année avait pour titre LoveMme Tender. L'autofiction de Constance Debré était une bouleversante chronique de la maternité. Tout aussi touchant, le roman de Laurent Petitmangin est à l'inverse une chronique de la paternité, avec ce que cela suppose d'espoirs et de regrets.
Chronique des masculinités même, puisque s'y côtoient un père et deux fils, l'un plein d'avenir, l'autre en voie de "radicalisation" frontiste. L'occasion d'évoquer la montée du FN dans la France ouvrière et l'égarement des utopies. Un choc des générations donc, qui dépasse peu à peu le vernis social pour épouser des ténèbres dignes d'une série noire. C'est dès lors par son style, désabusé et tendre, que l'auteur écrase notre petit coeur.
Ce qu'il faut de nuit, par Laurent Petitmangin
Edition La manufacture de livres, 198 p.
Qu'est-ce que ça raconte ? La Normandie. Ses plages, ses méduses, son ennui. Deux enfants se rencontrent. Tout semble les opposer, si ce n'est leur amitié. Entre amusements et troubles, une relation unique s'esquisse, touche par touche, dans ce paysage fait de solitudes et de rires innocents, de mélancolie solaire et d'émois naissants.
Pourquoi on kiffe : Et si l'on tenait là l'un des plus beaux premiers romans de cette rentrée ? Non content de capter l'authenticité de l'enfance, avec tout ce qu'elle implique de douceur, de violence et de lassitude, Hugo Lindenberg nous séduit par l'élégance d'une écriture sensible et juste, tour à tour spleenétique et solaire, comme un mois de juillet qui s'éternise.
On s'attache au protagoniste, gamin solitaire en mal de mère à câliner et d'aventures à vivre, autant que l'on s'émeut d'un style en état de grâce, jamais impuissant à dire la complexité des affects et l'éveil des sens, mais aussi (à cette période, déjà) la prégnance d'un culte de la virilité qui oppresse et réduit au silence. Une petite merveille.
Un jour ce sera vide, par Hugo Lindenberg
Editions Christian Bourgeois, 176 p.