Les réseaux sociaux sont mon péché mignon. A la fin de la journée, sur mon temps libre, j'ai le réflexe de m'y plonger pour m'abreuver d'images anodines, de textes engagés, de sarcasme savoureux, de décryptages animés de séries cultes des années 2000/2010, et de photos de chiots qui câlinent des ratons.
Pendant le premier confinement, alors que la majeure partie de la planète était assignée à domicile, j'utilisais Instagram comme fenêtre d'évasion pour me projeter dans le quotidien d'influenceuses au bout du monde ou de la rue, qui s'ennuyaient comme moi mais en anglais ou sans enfants. Plus glamour, me disais-je.
Et puis, la vie a repris. Et le rythme de travail ordinaire de ces icônes digitales aussi. Aux conseils de lectures, lives sur des sujets divers, documentation quotidienne de leur oisiveté imposée, se sont succédées des dizaines de stories sur toutes les tâches qu'elles entreprenaient. Un oeil sur les coulisses de leurs industries convoitées qui permettait de mettre en perspective le boulot qu'elles effectuaient - n'en déplaise aux haters qui pensent qu'un compte de 200 000 abonné·e·s s'alimente à mi-temps - mais qui m'a aussi foutu une pression démesurée.
Je m'explique.
A force de voir les autres bosser non-stop, sourire aux lèvres qui plus est, accolant à leurs séquences éphémères l'irritable slogan sauce capitaliste "Work Hard Play Hard" ou pire, l'impératif "Never Stop Working", j'ai commencé à comparer mes propres accomplissements.
Est-ce que moi aussi, j'avais coché toutes les cases de mon interminable to-do list, quitte à perdre le sommeil et ne plus voir ma famille ? Est-ce que moi aussi, j'adorais mon taf au point de veiller jusqu'à 2 heures du mat' pour autre chose qu'un marathon de Love Island ? La réponse étant bien évidemment non, la culpabilisation a suivi. Parce que les réseaux sociaux sont l'antre du flinguage de confiance en soi, du physique à la carrière.
Plus je tombais sur des témoignages de la dose de travail abattue par mes paires - principalement dans le domaine des médias - plus mon esprit s'emballait, traquant chaque petit détail de ma journée qui ne s'était pas passé comme prévu, chaque rendez-vous, texte, brief que je n'avais pas eu le temps de faire à temps. Parce que, flemmarde que je suis, j'avais préféré prendre une pause dej' que continuer à trier mes mails.
Vous me direz peut-être : "Oui bon d'accord, les réseaux sociaux incitent à envier les autres, rien de nouveau sous le soleil". Sauf que pour ma part, c'est là que la nuance s'immisce. Aucune jalousie ne ressortait d'une dixième publication de la coach/vidéaste Sissy MUA alias Célia Léo (qui encourage chacune à devenir la "meilleure version" d'elle-même) annonçant son 156e projet entrepris en 3 semaines. Ni des journées de 36 heures que semblent avoir les ex-journalistes-devenues-stars-de-newsletters du magazine américain Man Repeller, jadis emblème des New-Yorkaises millennials.
Non, je subissais seulement un renvoi peu reluisant à ma propre capacité à produire, créer, inspirer et être inspirée. Et une idée que si je n'étais pas aussi occupée, je ne réussirais pas - quelle que soit la définition du terme. Plus je recevais par écrans interposés la surproductivité d'autrui, plus ma productivité perso, somme toute déjà bien raisonnable, devenait ridicule à mes yeux.
Une simple photo d'un ordinateur avec vue dans un cadre de vacances, d'une amie qui bossait un dimanche ou d'un "coming soon" mystérieux et évocateur d'une sortie prochaine (de livre, d'article, de collection de colliers pour chiens) suffisaient à me ramener à mes doutes professionnels, et à nourrir la partie de mon cerveau qui aimait m'assurer que je n'en faisais pas déjà assez.
Petit à petit, cette pression s'est muée en un sentiment plus insidieux. Chaque moment "off" me paraissait presque gâché. Parce que je ne le dédiais pas à ma conquête du monde depuis le confort de mon salon, mais à tenter de garder la tête hors de l'eau en m'octroyant une pause méritée. Il m'était devenu difficile de couper sereinement. Et comme c'est précisément lorsque je ne travaille pas que j'aime me promener en ligne à la recherche de contenus apaisants, je finissais par être confronté·e tôt ou tard à ce qui me foutait le moral en vrac.
Heureusement pour ma santé mentale, je n'étais pas la seule à trouver tout ça oppressant. Dans un article paru sur Medium, la journaliste Roberta Fabruzzi met justement en parallèle des chiffres glaçants avec ce réflexe workaholic typique de la génération des trentenaires actuels, rappelant au passage que le burn-out vient d'être reconnu comme maladie chronique et intégré à la liste de l'Organisation mondiale de la santé.
"Selon un classement de l'Association internationale de gestion du stress, le Japon est largement en tête en matière de burn-out, avec 70 % de la population économiquement active souffrant de ce syndrome. En deuxième position vient le Brésil avec 30%, suivi de la Chine avec 24%, des États-Unis avec 20% et de l'Allemagne avec 17%", énumère-t-elle.
"Pourtant", poursuit la jeune femme en formulant avec pertinence toute l'étendue du problème, "les gens glamourisent la surproductivité et le surmenage comme un moyen d'atteindre la réussite professionnelle. Les films et livres biographiques présentent des personnages bourreaux de travail de manière positive, nous racontant des histoires de personnes ayant réussi et nous faisant croire que si nous n'y arrivons pas, c'est uniquement parce que nous n'avons pas fait suffisamment de sacrifices personnels."
Plutôt que d'en appeler à la responsabilité individuelle des spectateur·ice·s (aka moi), en leur intimant de moins traîner sur les réseaux sociaux, elle préfère épingler les comportements qui mènent à ce mal-être. Et appelle tout bonnement à ce qu'on cesse d'ériger en modèle des journées interminables et des cernes jusqu'aux genoux.
Dans un essai sur le blog Write or Die Tribe, l'autrice Roumina Parsamand signe à son tour : "Nous sommes bombardés de livres et d'applications axés sur la productivité. On nous fait la leçon sur les voyages, les rencontres et l'éducation productifs. On nous vend des planificateurs, des montres de fitness, des systèmes de livraison de repas préemballés, tous profitant de l'illusion qu'être occupé, c'est bien faire. Et ces signaux extérieurs nous disent tous une chose : il ne suffit plus d'être, il faut toujours, toujours, faire des efforts."
Le revers de la médaille de la méritocratie, estime-t-elle. Puisque si tout le monde peut y arriver, tout le monde doit y arriver.
Elle nuance toutefois : "Cela ne veut pas dire que la recherche du succès est mauvaise ou impossible, ou que le travail acharné ne joue aucun rôle dans notre capacité à le trouver." Il s'agit plutôt d'une invitation à s'éloigner de la vision étroite que nous avons développée, et qui implique que celui-ci passe uniquement par le boulot, et que travailler de façon obsessionnelle est louable, voire la seule façon d'être récompensé·e. Et de suggérer : "Peut-être la surproductivité n'est-elle qu'un autre élément de notre désir naturel de contrôle, que nous avons poussé trop loin." Peut-être.
En attendant que les choses changent, c'est quand même moi qui ai changé. En acceptant que ne pas passer mon temps à m'améliorer professionnellement était OK, en analysant ce qui me comblait réellement dans la vie, en réalisant que bosser tout le temps n'en faisait pas partie, et en tirant un trait sur certains comptes étouffants même inconsciemment. Et surtout, en me concentrant, une bonne fois pour toute et quasi exclusivement, sur les photos de chats qui câlinent des ratons.