"Beaucoup de femmes peinent à mettre des mots sur les bouleversements liés à l'avancée en âge, ou refusent de le faire, de peur de voir leur image associée à la vieillesse. Mais lorsqu'elles acceptent de se livrer, le voyage se révèle aussi riche qu'exaltant". C'est un discours aussi optimiste que critique qui introduit le premier essai de la journaliste et romancière Marie Charrel, enquête féministe à l'intitulé volontairement provoc : Qui a peur des vieilles ?
Un titre décoché comme une question rhétorique, un tabou que l'on effleure, pour dire à travers une multitude de témoignages et de recherches ambitieuses, aussi bien historiques que sociologiques, la réalité de l'âgisme (l'ensemble de discriminations et préjugés visant une personne en fonction de son âge), mais aussi le poids symbolique et politique de ce mot que l'on a volontiers transformé en insulte : vieille.
Or il importe de penser ce terme trop péjoratif avec tous les complexes (physiques, sociaux, genrés) qu'il implique, mais aussi les possibilités stimulantes qu'il déploie volontiers. Car à travers la vieillesse, notamment la vieillesse au féminin, "chaque ride est comme une inspiration, une expérience synonyme d'énergie joyeuse", écrit Marie Charrel, si tant est que l'on supporte d'affronter/renverser les barrières d'un patriarcat réduisant la vieillesse féminine à la sénilité, l'invisibilité ou - entre autres joyeusetés - la sorcellerie.
Un sexisme ancestral qu'épingle avec minutie l'autrice de ce livre qui risque bien de vous captiver. Et voici pourquoi.
Invisibilité des femmes de plus de 50 ans dans le cinéma, préjugés subis par les femmes en relation avec des hommes plus jeunes (les soit-disant "cougars"), complexe des cheveux blancs (ceux-là même dont Sophie Fontanel célèbre la beauté), ménopause en entreprise... Pour explorer le phénomène de l'âgisme, Marie Charrel déconstruit le système qui l'a vu naître et aucune structure de notre société n'échappe à sa plume aiguisée.
Anonymes, actrices et chercheuses témoignent à ses côtés d'observations intimes, sociologiques ou professionnelles, afin de faire entendre la "double peine" que représente cette vieillesse qui paraît discriminée d'avance : l'expérience de la féminité d'une part, celle de l'âge d'autre part. En résulte une enquête aussi factuelle que polyphonique, où se côtoient les voix de Mireille, retraitée de 67 ans, l'essayiste américaine Susan Sontag, ou encore Monica Bellucci - oui oui, même Monica Bellucci est concernée par l'âgisme.
On retiendra ces mots de Sam, 61 ans, femme libre au rire éclatant : "Les gens ne me voient pas tout de suite parce que je suis invisible. Je ne capte plus la lumière. Leur regard glisse sur moi. Vieillir, c'est ça : enfiler la capte d'invisibilité d'Harry Potter. Disparaitre. Passer de l'autre côté du miroir".
Entre passage au crible d'injonctions (paradoxales) et sources d'inspiration, c'est toute une mythologie de la vieille que déploie Marie Charrel. L'autrice prévient : "J'utilise ce mot, vieilles, avec une once de provocation, jouant volontairement avec les clichés pour désigner toutes celles qui approchent la ménopause ou la dépassent". Ce n'est pas qu'une question d'âge, mais de prise de conscience, celle de discriminations sociales, de préjugés et de stéréotypes banalisés, puisque la vieillesse est avant tout un "fait culturel", comme l'analysait en 1970 Simone de Beauvoir, citée par l'autrice.
Ces préjugés-là remontent à longtemps. Littérature médiévale et Renaissance témoignaient d'un même dégoût du corps vieillissant, contes et textes philosophiques érigeant la vieillarde en sorcière décrépie, "aux mamelles flasques et dégoûtantes" (Erasme), de ces femmes qui finissent sur un bûcher.
Au fil des siècles, industrie de la mode et cosmétiques ont traduit différemment cette peur de la mort que semble refléter la vieille en incitant à fuir les effets du temps à grands renforts d'apparats et de prescriptions - popularisant la rengaine du "elle fait jeune pour son âge".
Pourtant, il y a bien du positif à retirer de cette fresque historique. Car les vieilles composent notre matrimoine. Marie Charrel le rappelle en citant des figures aussi emblématiques que la romancière Annie Ernaux (pressentie pour devenir le prochain Prix Nobel de Littérature), la comédienne et activiste encore indignée Jane Fonda, la cinéaste féministe Agnès Varda, la musicienne, autrice et poétesse Patti Smith...
Un imaginaire qui bouscule misogynie et jeunisme. L'essayiste s'en réjouit : "Qu'ont en commun ces femmes ? Une puissance. Une force, une indépendance, une folie tranquille qui, au-delà des genres, inspire, éblouit, attise. Une capacité à être dans l'instant. A faire trembler les fondations".
Du livre polyphonique de Marie Charrel, on retiendra encore ces mots cités de Gloria Steinem, journaliste et autrice, icône du féminisme outre-Atlantique, interrogée par Le Monde : "Avec l'âge, on redevient soi-même. Avec soulagement. Enfin débarrassée des contraintes imposées par notre genre. Entre 12 et 60 ans, les hormones et les jeux de rôle assignés aux deux sexes faussent la donne. Les notions de 'virilité' et de 'féminité' sont des carcans qui avivent tensions et violences et restreignent nos talents".
D'où la théorie de l'essayiste : et si la vieillesse était queer ?
Précisions : et si les commentaires sexistes sur le corps, la beauté et l'âge (de ceux que Yann Moix connaît si bien) pouvaient être renversés en parvenant à se "(re)penser hors cadre" ? Evoquant les réflexions de l'écrivaine américaine Darcey Steinke, l'essayiste perçoit en la vieillesse une transition, voire une mutation, vers un possible émancipé de la binarité des genres (masculin/féminin) et de leurs stéréotypes bien ancrés. Vieillir, c'est peut-être se sentir exclue, mais c'est également percevoir une libération, un remodelage de l'identité.
"La vieillesse redessine la ligne séparant le féminin du masculin ; les corps ménopausés des femmes et les corps andropausés des hommes se ressemblent, ils convergent, c'est donc quelque chose dans le physique et la répartition traditionnelle des genres qui bascule, chez les femmes comme chez les hommes", développe Marie Charrel. S'envisage dès lors le "queer" au sens le plus subversif du terme, autrement dit, "tout ce qui transgresse et gomme la frontière entre les genres".
Une passionnante théorisation qui rappelle que la vieillesse n'est pas une fin, mais le début de quelque chose, pas la quintessence du désuet, mais, au contraire, un champ de réflexion qui converge vers les mobilisations les plus contemporaines - à l'heure où les normes de genres sont de plus en plus interrogées, du côté des essais francophones notamment (Le génie lesbien d'Alice Coffin, Sortir de l'hétérosexualité de Juliet Drouar).
C'est cette multiplicité de pistes intellectuelles qui confère à Qui a peur des vieilles ? toute sa richesse. Alors, n'hésitez pas, et intégrez cette enquête engagée à votre bibliothèque féministe.
Qui a peur des vieilles ?
Un livre de Marie Charrel, Les Peregrines Eds