Une rebelle à Hollywood. On ne pourrait guère faire plus pertinent que cet intitulé pour définir Jane Fonda - sa vie, son oeuvre. C'est le sous-titre (germanique) qui trône au devant du documentaire Citizen Jane, diffusé ce 6 septembre sur Arte. Un panorama vif et fourmillant d'images d'archives dévoilant les nombreux visages de l'icône. Fantasme de papier glacé et némésis de l'Amérique nixonienne, anti-militariste et fille d'une idole des patriotes (Henry Fonda), actrice oscarisée et parole libre se fichant des conventions comme du gratin médiatique...
Jane Fonda, 82 ans cette année, est plus insaisissable que bien des esprits réacs voudraient vous le faire croire. Et même son goût étonnant pour le fitness engendre bien plus de sens qu'on le pense, si si. Il suffit juste de l'écouter. Laisser parler sans le moindre "manterrupting" celle que l'on a trop voulu faire taire, c'est là l'intention de ce documentaire qui se savoure comme un livre d'histoire à la fois pop et politique.
Pop, car à moins d'avoir passé ces dernières années sur une île déserte, le nom de Jane Fonda vous est forcément évocateur. On s'en doute, vous pensez illico à Barbarella. Oui, mais Jane, ce n'est pas que ça, loin de là. Focus sur les sept profils d'un véritable "role model".
"Tu trouves que mes jambes sont trop longues ? Trop minces ?". Cette réplique décochée à Alain Delon et issue des Félins de René Clément (1964), résume bien "l'image-Fonda" telle qu'on la conçoit dans les sixties : cinéastes et tabloïds désirent en faire "une Brigitte Bardot américaine". Quand, très jeune, elle épouse le cinéaste Roger Vadim, on dit d'elle qu'elle est "la belle Américaine mariée à un Français". On l'aura compris, après avoir enchaîné les petits rôles sur les planches, suivi les prestigieux cours de l'Actors Studio de New York et commencé une carrière de mannequin, Fonda devient celle qui obsède le regard masculin.
Dans son premier rôle notable à l'écran, La tête à l'envers de Joshua Logan (1960), elle incarne d'ailleurs... une pom pom girl. Ou plutôt, "une ravissante idiote de l'ère Eisenhower, sexy et inoffensive", décoche sans détour le documentaire Citizen Jane. Sur les tournages, on la maquille et on lui fait même porter de faux seins. De ces prémices de vie d'actrice, elle dira : "J'étais un produit du marché et il fallait que je m'arrange pour me rendre commerciale".
Ce portrait de Jane Fonda en jeune (quasi) pin-up, la principale concernée va à la fois l'arborer et l'incendier. Lorsqu'en 1968, le cinéaste Roger Vadim la métamorphose en Barbarella, protagoniste de space opera savoureusement kitsch vendu comme son "odyssée de l'espace", l'actrice assume sa sensualité et l'exacerbe, des (fins) costumes portés aux poses lascives. Mais si le teaser en fait "la plus belle créature du futur", celle que l'on dépeint comme "une amazone" insiste sur la liberté de son personnage, le charisme indiscutable d'une héroïne spatiale à la fois "libre et courageuse", qui se fiche bien de la morale, lance-t-elle aux journalistes.
Glamour incendié, à l'inverse, lorsque la comédienne se fond dans des personnages plus ambivalents et complexes, appuyant pour de bon sa crédibilité d'actrice reconnue par le milieu - et l'Académie, celle des Oscars. Elle remporte ainsi deux statuettes : en 1972 pour Klute et en 1979 pour Le Retour.
Jane Fonda n'avait pas grand-chose à prouver. Son salaire (elle était dans les années soixante l'actrice la mieux payée d'Hollywood) et sa couverture médiatique (la Une des Cahiers du cinéma, entre autres choses) parlaient déjà pour elle. Mais devant la caméra de grands réalisateurs comme Alan J. Pakula, Hal Ashby, Sydney Pollack, elle va incarner un cinéma typiquement seventies : politique, sans concessions, engagé.
On achève bien les chevaux, Klute, Le syndrome chinois... De 69 à 79, les titres emblématiques s'enchaînent. A travers ces oeuvres d'auteur, Jane Fonda se débarrasse des oripeaux dont l'opinion publique a pu l'alourdir (au choix, ceux de la "femme-objet" ou de "la fille de", guère plus reluisants l'un que l'autre) et devient, nous dit-on, "un corps qui souffre et résiste, ploie sous le poids de ses désillusions". Des performances inoubliables.
Parmi ces films, Le Retour (1978), l'histoire (vraie) de Ron Kovic, vétéran du Vietnam revenu du "merdier" avec des meurtrissures aussi bien physiques que psychologiques. A la fois actrice (oscarisée), productrice et co-réalisatrice sur le projet, Jane Fonda tenait plus que tout à narrer ce récit - qui donnera également lieu au film Né un 4 juillet, avec Tom Cruise. Il faut dire qu'en cette fin des années soixante-dix, cela fait quasiment une décennie que l'artiste dénonce les massacres de la guerre du Vietnam. N'en déplaise à son paternel, ancien héros de la Navy. Pour Jane, c'en est fini de cette époque où l'Amérique prétendait "se battre pour une bonne cause", ironise-t-elle.
Quand elle milite, Jane Fonda ne fait pas les choses à moitié. Elle traverse les Etats-Unis, tient des conférences, brandit poing et slogans, irritant tour à tour les politiciens, les citoyens les plus conservateurs et les médias - une jeune femme qui fait du bruit, ça ne plaît pas à tout le monde. Fonda la révoltée prend la parole sur les plateaux, soutient la gauche radicale, les militants pacifistes et les défenseurs des droits civiques.
En 1972, elle défraie la chronique en débarquant à Hanoï, la capitale du Vietnam. L'idée ? Témoigner, images à l'appui, des dégâts causés par les bombardements, et scander la responsabilité du gouvernement américain. Ses mots se retrouvent même sur Radio Hanoï, une antenne locale. Tant et si bien que l'activiste sera surnommée "Hanoï Jane". Phonétiquement, "Hanoï" renvoie à "To annoy" : celle qui ennuie, agace, casse les pieds.
On s'en doute, le gouvernement lui rend vite la pareille. Des années durant, Jane Fonda fera l'objet d'arrestations, de surveillances, de mises sur écoute par le FBI. Le service fédéral, alors dirigé par Edgar Hoover, ne se contente pas de la filer, mais constitue un dossier de pas moins de 20 000 pages à son encontre. Ses interventions politiques font d'elle une adversaire de la nation, décrite comme propagandiste et anti-patriotique. Calomniée, insultée, menacée et boycottée.
Autrement dit, l'ennemie publique numéro un de l'ère Nixon. "Après avoir fantasmé sur elle, l'Amérique réactionnaire détruit dès lors Barbarella dans un feu de joie", constate le documentaire. La principale concernée n'en démord pas. A qui l'interroge, elle tranche net : "J'ai décidé que je ne pouvais plus fermer ma gueule, il fallait que je lutte corps corps contre ça".
Dans le combat de Jane Fonda, il y a toujours une part d'enfance. L'envie de s'opposer à des modèles, ou plutôt, aux idéaux qu'ils vous vendent. Ado, l'actrice a souffert de boulimie et d'anorexie. Durant sa jeunesse, elle "[se] fera du mal pour ressembler à une image [d'elle-même] rêvée par d'autres", confessera-t-elle sur le tard. Sa mère est dépressive et met fin à ses jours alors qu'elle n'a que douze ans. Son père Henry, quant à lui, n'est pas toujours des plus présents. L'indignation de Jane Fonda épouse celle d'un pays, mais elle est aussi intime, personnelle.
Bien que "starisée", son enfance était déjà une forme de résistance en soi. Une existence soumise à trop d'attentes : qu'attend-t-on d'une "fille de" ? Et d'une actrice ? Et d'une femme artiste en général ? De ses ambitions, de ses mots, de son apparence ? Des pressions auxquels Jane Fonda va se confronter sans jamais se trahir.
Jane Fonda a connu un éventail de discriminations : body shaming durant son enfance, corrections paternalistes lors de ses prises de position, poids de la maternité (elle a trois enfants, Vanessa Vadim, Troy Garity et Mary Luana Williams) - suite à la naissance de sa première fille, elle fera une dépression post-partum. A l'heure où des voix majeures retentissaient en Amérique (celles d'Angela Davies, de Betty 'La femme mystifiée' Friedan, de Kate 'Sexual Politics' Millett), elle aussi se disait féministe, sans craindre d'être considérée comme "radicale". La rengaine du "sois belle et tais-toi", très peu pour elle.
Et c'est aussi une volonté militante qui l'incite, dans les années 80, à déployer ses cours de fitness sous la forme de VHS et de livres, comme le Jane Fonda's Workout Book de 1981, un best-seller. La gym de Jane Fonda est phénoménale. Mais par-delà le hit, elle libère un message : "Il s'agit pour les femmes de découvrir l'athlète en elles, de reconquérir leurs corps", dit la sportive, et ce sans se conformer aux diktats de la minceur.
Les diktats, la comédienne les affronte jusqu'au bout. Notamment lorsque débarquent ses soixante, puis ses soixante-dix ans. Dès lors, s'enthousiasme Citizen Jane, l'actrice va tout assumer avec le sourire, "aussi bien ses rides que ses liftings". Une façon comme une autre de prendre à bras le corps l'âgisme, cet ensemble de préjugés - et de discriminations - ciblant un individu en fonction de son âge avancé.
A 83 ans, Jane Fonda n'a jamais cessé le combat. L'an dernier encore, des photographies de la comédienne arrêtée (quatre fois en un mois) par les forces de l'ordre faisaient sensation. Le contexte ? Des manifestations écologistes dénonçant l'inaction du gouvernement américain face au réchauffement climatique. Cet engagement, Jane Fonda le réitérera, histoire de déstabiliser un président climato-sceptique à grands coups de "vérités qui dérangent".
Mais dans cette lutte, Jane Fonda n'est plus la tête d'affiche. Fière, elle soutient les générations qui la précèdent. Des mouvements portés par Greta Thunberg, Anuna de Wever et Adélaïde Charlier, qui militent pour la cause planétaire (dans les rues ou à distance), n'en déplaisent aux boomers. A en croire l'octogénaire, cette jeunesse "est politiquement plus avisée que nous ne l'avons jamais été à cet âge, plus sensible à la diversité, plus intelligente et stratégique". Une belle déclaration d'amour.
Citizen Jane - l'Amérique selon Fonda, diffusé le 6 septembre à 23:05 sur Arte.
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