C'est une formulation encore abondamment employée. Pourtant, bien des voix insistent sur sa dimension problématique. Faut-il bannir l'expression "se faire violer" ? Certaines militantes féministes pensent que oui, et insistent sur le sens potentiellement dérangeant de cette expression. Pas parce ce qu'elle évoque, mais par ce que signifie sa construction grammaticale.
On vous explique tout.
"Souvent on utilise telle ou telle expression et l'on ne s'aperçoit pas que celle-ci est extrêmement péjorative pour les femmes. Il faut y faire attention. Quand on emploie les termes 'elle s'est faite violer', il y a l'idée que le sujet serait en quelque sorte volontaire pour subir une action faite par autrui sur sa personne", explique l'historienne et fondatrice des Chiennes de garde Florence Montreynaud dans les pages du magazine Elle.
En guise d'exemple, la militante des droits des femmes compare cette formulation à l'expression "elle s'est faite opérer". Une réflexion que de nombreuses voix féministes soutiennent. Effectivement, la construction "Se faire + infinitif" serait problématique, de par son sens passif. De plus, c'est le sujet qui est mis en évidence à travers cette structure grammaticale.
Créatrice du blog Antisexisme.net et autrice du livre de référence En finir avec la culture du viol, Noémie Renard nous l'affirme ainsi : "C'est une expression dont on débat beaucoup dans les milieux féministes". Pour l'essayiste, la formulation "se faire + infinitif" est a minima "ambiguë", dans la mesure où la personne concernée est représentée comme "pouvant être à l'origine de l'action". Précisément, c'est l'intention sémantique de cette structure grammaticale qui est interrogée dans le cas présent.
"Bien sûr, l'équation 'se faire + infinitif' ne suggère pas systématiquement que le sujet est mis en cause, si l'on pense par exemple à : 'Le chien s'est fait écraser'. Mais toujours est-il qu'il y a une ambiguïté dans la formulation", développe encore Noémie Renard.
Un cas d'école au sein d'une langue de plus en plus déconstruite. Et qu'il convient justement de déconstruire pour en déceler le sens profond. En l'occurrence, ces mentions de "sujet volontaire" ou encore de sujet "à l'origine de l'action" relatives à la construction passive ne font qu'alimenter un phénomène sexiste déplorable : le victim blaming. Autrement dit, l'ensemble de critiques culpabilisantes visant les gestes et attitudes des femmes victimes de violences, et notamment d'agressions sexuelles et de viols.
"Cette ambiguïté ne poserait pas tant de souci si l'on ne vivait pas précisément dans une société où les victimes sont systématiquement blâmées. Si autant de stéréotypes n'étaient pas internes à la culture du viol, cette formulation serait peut être moins problématique", décrypte l'autrice.
La culture du viol, c'est, comme le définit Valérie Rey-Robert (Une culture du viol à la française, éditions Libertalia), l'ensemble de "stratégies d'altérisation de viol" et de stéréotypes et préjugés liés au viol et aux victimes.
Pour Noémie Renard, "se faire violer" n'altère pas simplement la position de la victime dans l'énoncé, mais invisibilise également la présence de l'agresseur. "Les auteurs de violences sont comme éludés dans ce genre de formulations", poursuit la militante féministe. En somme, la forme passive contribuerait à une euphémisation des agressions sexuelles et du viol à travers la langue française. Euphémisation illustrée par une flopée d'autres expressions communes, sans que l'on s'en rende vraiment compte.
La linguiste Laelia Veron prend pour exemple la désignation "frotteur du métro", qui déforme ou minimise quelque peu l'intitulé de "agresseur" ou "harceleur" sexuel. Tout cela peut sembler anecdotique, mais il n'est jamais anodin de s'attarder sur ces choix de langage. "La langue peut être autant un instrument de domination que de déconstruction de cette domination. Elle a toujours été politique et politisée. On peut donc se saisir d'elle dans une démarche de liberté et d'émancipation. Du point de vue féministe, je pense que c'est une manière de s'inscrire, en tant que femmes, en sujets politiques et agissants", affirme en ce sens la créatrice du podcast Parler comme jamais (Binge Audio) dans les pages du journal 20 Minutes.
Comme le suggèrent les slogans des manifestations, le choix des mots est donc déjà une forme de pensée critique. Exemple parmi d'autres, la formulation "femme victime de violences" semble désormais privilégiée à celle de "femme battue". Les discours et mobilisations militantes de ces dernières années ont largement démontré que cette seconde expression était bien trop réductrice pour dire l'étendue des dommages (psychologiques notamment) dont souffrent les principales concernées.
Ces questionnements permettent justement de repenser au mieux la manière dont celles-ci sont prises en considération par la langue. Et Florence Montreynaud de conclure : "Il y a tant d'exemples de la façon dont la langue française peut être machiste, misogyne, sans même qu'on s'en rende compte. Or changer les mots, c'est aussi changer le monde. Le langage devrait refléter l'évolution des moeurs. Comme le disait joliment Victor Hugo : 'Toute époque a ses idées propres. Il faut aussi qu'elle ait les mots propres à ses idées'".