Dissocier : "Distinguer, séparer". Exemple : "Dissocier un corps" (Le Robert). Un terme à la fois pragmatique et abstrait. Et qui, dans le jargon féministe, s'enrichit d'une nouvelle polysémie. Voyez plutôt : les médias américains interrogent de plus en plus la notion de "féminisme dissociatif".
Féminisme quoi ? "Dissociatif". Adoptée par les femmes, il s'agirait d'une manière distanciée de réagir à des expériences de vie malheureuses ou carrément tragiques. Et ce, par des pratiques comme le dating ou les soirées arrosées, l'humour, la nonchalance apparente, "voire le nihilisme", comme le synthétise le média digital Dazed.
Dazed voit carrément en ce phénomène le symbole de "l'ère Fleabag". Dans cette série multi-primée de la comédienne et créatrice britannique Phoebe Waller-Bridge, la protagoniste a pour habitude de s'adresser à nous, public. De se mettre à l'écart de la réalité de son expérience vécue, comme si elle s'en détachait le temps d'un instant. Loin d'être un détail de mise en scène, ce décalage en dirait long sur les états d'âme d'une génération.
Explications.
Comme le source le journal Metro, le "féminisme dissociatif" aurait été théorisé par la journaliste américaine Emmeline Clein (Buzzfeed), qui a notamment associé cette expression "aux blagues pleines d'autodérision sur la santé mentale des femmes" que l'on pouvait alors constater sur Twitter. C'était à la fin des années 2010. Depuis, force est de constater que tweets sarcastiques et "memes féministes" sont encore légion pour évoquer moult sujets : inégalités femmes/hommes, charge mentale, sexisme ordinaire...
Quelque chose caractériserait dès lors ce féminisme indissociable du second degré web : une dissociation (apparente) entre la violence d'un sujet et la manière d'en rendre compte, un refus des bienséances au profit d'une certaine virulence. En somme, quelque chose qui dérange et fédère à la fois.
A Metro, l'experte en culture web Amanda Brennan associe cela à "de l'authenticité et de la brutalité". Une tendance qui ne faiblit pas : aujourd'hui, le réseau social TikTok nous invite à visionner les meilleures vidéos de "féminisme dissociatif nihiliste".
Des émotions qui ne se limitent pas aux publications numériques. Ces tonalités, nous les retrouvons dans des séries comme Fleabag donc, mais également Euphoria, le hit teen de HBO aux nuances dépressives. Dazed voit même là le descriptif du style de l'une des jeunes romancières anglophones les plus brillantes de sa génération : Sally Rooney, autrice de Normal People, adapté (avec talent) sous la forme d'une excellente série estampillée BBC.
Il y a donc dans cette expression la voix d'une époque. Et à en croire Amanda Brennan, les confinements, tout comme l'avènement de TikTok, ont d'autant plus encouragé cette autodérision un brin sauvage. "Les femmes explorent une brutalité qu'elles ne se sentaient peut-être pas autorisées à explorer auparavant", suggère l'experte. Précisant cependant que cette attitude n'est pas étrangère... à une "volonté d'autodestruction".
Car voilà, pour les voix les plus critiques et perplexes, le "féminisme dissociatif" n'aurait pas grand-chose de "cool", loin de là. Au contraire, certaines autrices et journalistes y perçoivent une certaine passivité, une forme d'apathie, voire mêle, du "nihilisme pur et dur", qui nuirait au féminisme. Et n'impliquerait pas forcément un engagement militant à toute épreuve par ailleurs.
La dérision et la nonchalance pourraient même inciter à romantiser un certain mal-être, comme la dépression. Romantisation qui s'observe d'ailleurs largement dans bien des films et des séries.
Sur TikTok, précise le journal Metro, il n'est ainsi pas rare de voir circuler des montages de jeunes utilisateurs "suggérant la prétendue beauté sombre de la dépression", mal-être esthétisé ou traité avec ironie. Le simple fait de constater la montée en tendance du mot "nihilism" le suggère.
Des contenus qui malgré tout participent à médiatiser les enjeux - cruciaux - de santé mentale. Et en disent long sur les maux d'une certaine jeunesse. C'est aussi pour cela que le "féminisme dissociatif" n'est pas fustigé par toutes.
De son côté, la rédactrice en chef du magazine Polyester et podcasteuse Ione Gamble décrit chez Dazed l'attitude de la féministe dissociative, "archétype de la fille cool un peu désordonnée, qui ne se soucie de rien, découragée par le monde et par son avenir, mais également très consciente de ses émotions". Loin du cynisme total, le magazine voit à travers elle "une forme d'humour abstrait qui parle de choses dans l'air du temps".
Car après tout, qui pourrait affirmer qu'un ton apparemment passif et désabusé soit exempt de sensibilité et d'engagement ? Surtout quand il désigne une attitude largement répandue, des productions culturelles influentes aux publications des réseaux sociaux les plus pop. Des sites comme Romper.com affirment d'ailleurs que ce ton "pince-sans-rire" ne daterait pas d'hier, qu'il a trait à bien des expériences de femmes, et qu'il n'impliquerait pas forcément de "ne rien ressentir".
Une chose est sûre, l'expression ne laisse personne indifférent·e.