Cheveux courts, pantalon taille haute et T-shirt long, la jeune Bagdad hante les skateparks défoncés avec ses copains, sous le soleil harassant de Sao Paulo. Quand elle n'est pas sur sa planche à roulettes, l'ado de 17 ans papote dans un salon de beauté avec sa mère et ses copines transsexuelles ou au café avec sa tante. Et doit se coltiner les commentaires sexistes des machos alentours. Jusqu'à sa rencontre avec d'autres skateuses.
Caressant ses personnages feux follets de sa caméra naturaliste, la réalisatrice Caru Alves de Souza saisit l'énergie bouillonnante d'une jeunesse brésilienne désoeuvrée, ivre de liberté. A travers la trajectoire émancipatrice de son impétueuse Bagdad (Grace Orsato, jeune débutante qui crève l'écran), la cinéaste livre un deuxième long-métrage solaire et vibrant, ode à la sororité et à la puissance des liens féminins.
Loin de son Brésil natal, c'est installée dans son appartement madrilène, où elle suit un Master, que Caru Alves de Souza nous répond sur Zoom. Heureuse de présenter ce projet qu'elle nourrissait depuis des années, la réalisatrice nous parle de son héroïne dure à cuire, de female gaze et de sexisme dans l'industrie du film. Mais aussi de ce cinéma brésilien si fécond aujourd'hui bridé par la présidence Bolsonaro.
Terrafemina : Qu'est-ce qui vous a inspiré cette histoire ?
Caru Alves de Souza : Le film est inspiré d'un livre de Toni Brandão, Bagdá, o Skatista. Sauf que dans le bouquin, Badgad est un garçon. En développant le film, j'ai réalisé que je voulais parler d'une skateuse. J'en ai parlé avec ma productrice : nous étions d'accord sur le fait que ce personnage était non-binaire et que le prénom Bagdad- qui est neutre- lui allait à merveille. Bagdad le skateur est donc devenu une jeune skateuse ! D'autant que cela coïncidait avec l'explosion du nombre de filles qui skatent au Brésil ces dernières années.
Durant le développement de ce projet, nous avons beaucoup discuté de l'égalité femmes-hommes dans le cinéma. Et c'est aussi pour cela que j'ai fait ce film non seulement sur le combat de Bagdad pour s'affirmer, mais aussi sur ses relations avec les femmes qui l'entourent. Je m'appelle Bagdad est un projet de longue haleine qui s'est construit autour des changements sociétaux de ces dix dernières années.
Qu'est-ce qui vous a particulièrement attiré dans l'univers du skate ?
C.A.S : Le skate pratiqué dans les rues est un véritable mode de vie. Et il permet d'explorer la ville à travers une perspective tout à fait différente. C'est un sport qui défie les normes. Et c'est ce que j'ai voulu aussi laisser transparaître dans le film.
C.A.S : Nous l'avons rencontrée dans un skatepark. Elle traînait avec ses amies, et la plupart se sont d'ailleurs retrouvées dans le film. Grace a passé un test et elle a cartonné, alors qu'elle n'avait absolument jamais tourné de film de sa vie. Et d'ailleurs, après le film, elle s'est inscrite à un cours d'actorat.
Skater avec les garçons rend-t-elle Bagdad plus puissante ou cela la restreint-elle ?
C.A.S : Elle traîne avec une bande de mecs cool : j'ai été très attentive au fait de créer des personnages masculins pluridimensionnels. Je pense que skater avec eux est empouvoirant car cela permet à Bagdad de pénétrer dans cet univers très machiste dans lequel les filles doivent normalement obéir à certaines règles édictées par les garçons. Mais découvrir un groupe de skateuses deviendra aussi très important pour elle. C'est à partir de là qu'elle se sentira enfin parfaitement complète.
C.A.S : Je pense que c'est une force. Lorsque vous êtes aussi indépendante, vous défiez des règles qui n'ont pas été établies pour vous. Et c'est une manière très importante d'envisager la vie : de façon non-binaire. Tout n'est pas noir ou blanc, il y a toujours un entre-deux. Bagdad symbolise parfaitement cet entre-deux et c'est cela qui m'intéresse, même si elle souffre beaucoup car le monde lui répète en permanence qu'être un esprit libre n'est pas concevable.
C.A.S : Le féminisme vise à donner plus de pouvoir aux femmes, à construire une autre société, plus juste. C'est une façon de voir les choses autrement et de vouloir changer le monde pour le meilleur, à la fois pour les femmes et pour les hommes. Et ce que j'ai essayé de transmettre dans ce film : on ne pourra changer la société que si les femmes, les hommes et les personnes non-binaires se regroupent pour réinventer les choses.
C.A.S : Nous avons beaucoup répété, beaucoup débattu entre les actrices et acteurs sur la façon dont nous devions tourner cette scène. Le script a énormément évolué à partir de ces discussions. C'est l'une des dernières scènes que nous avons tournée, les deux acteurs étaient fatigués : c'était une scène très forte en émotions.
C.A.S : Dans cette scène, on voit le personnage masculin pousser la fille contre le mur. Plus que les mots, c'est le langage des corps qui compte ici, leur chorégraphie. A chaque fois qu'il lui parle, son corps dit quelque chose de complètement différent : il a beau lui dire qu'elle est jolie, son corps tente de la soumettre. Et la fille se retrouve coincée sans pouvoir vraiment répondre, d'autant qu'il s'agit d'un ami. Cette dichotomie entre les paroles et le langage corporel des hommes, voilà ce qui piège si souvent les femmes.
C.A.S : Oui, c'est compliqué. Pourtant, nous avons beaucoup de réalisatrices incroyables et très talentueuses. Mais le pourcentage de réalisatrices qui tournent est bas. Et on nous octroie bien moins d'argent que nos collègues masculins. C'est donc plus difficile pour nous. Un exemple : je pitchais mon prochain film à une productrice américaine et elle m'a arrêtée en me disant : "Mais vous avez eu un film sélectionné au festival de Berlin et vous avez encore à vous vendre comme une débutante ! Si vous aviez été un homme, on vous aurait déjà contactée pour un projet Netflix".
C'est comme si je devais tout recommencer à zéro à chaque fois, que je devais refaire mes preuves systématiquement. C'est une vraie lutte alors que j'ai déjà prouvé que je pouvais réaliser des films ! (rires)
C.A.S : Non car je me suis toujours entourée d'amis pour tourner. Et les hommes avec lesquels je travaille sont très respectueux. Mais je sais que d'autres femmes en sont victimes et c'est désolant.
Nous avons tourné Bagdad avec une équipe majoritairement féminine, il faisait très chaud et nous devions porter peu de vêtements. C'est là que nous avons réalisé que si nous avions été sur un tournage "classique", nous n'aurions jamais osé porter des shorts ou des crop-tops...
C.A.S : Enormément. Je vis à Madrid en ce moment, où j'étudie pour un Master. Et j'ai pris cette décision parce qu'il est quasiment impossible de faire un film en ce moment au Brésil. Il y a la pandémie, les protocoles sanitaires qui font exploser les budgets et pour des petits films, c'est très compliqué.
Et puis bien sûr, le gouvernement Bolsonaro est en train de tuer notre agence nationale du cinéma. C'est un enfer administratif pour recevoir des aides. Nous sommes tellement fatigué·e·s. Bolsonaro nous a toutes et tous écrasé·e·s. 400 personnes meurent du Covid chaque jour, c'est un cauchemar et c'est à cause de lui. Beaucoup de personnes résistent quotidiennement, mais c'est l'épuisement qui gagne.
C.A.S : C'est un film qui s'appelle Lonely Hearts. Cela parlera d'un cinéma porno géré par des femmes qui se battront contre sa fermeture. J'espère que je pourrais rapidement rentrer à Sao Paolo pour le tourner. Je croise les doigts.
Je m'appelle Bagdad
Un film de Caru Alves de Souza
Avec Grace Orsato, Helena Luz, Karina Buhr...
Sortie en salle le 22 septembre 2021