"Une liberté de penser et d'opinion, et une persévérance à protéger les deux." C'est ainsi que Lindsey Tramuta définit la Parisienne. Un état d'esprit plutôt qu'une série de clichés en majorité physiques, qui s'inscrivent plus globalement dans une vision "carte postale" de la ville lumière.
A en croire l'image inlassablement diffusée, la Parisienne - comme Paris - serait blanche, catholique, bourgeoise. Mince, aussi - il n'y a qu'à lire le best-seller de Mireille Guiliano, French Women Don't Get Fat, pour en saisir l'évident (et complexant) message. Subjectivement chic, souvent greffée d'un béret, d'une trace de rouge à lèvres impeccablement floue sur la bouche et d'une baguette à la main. Des stéréotypes nourris en France comme à l'étranger qui, a fortiori, excluent celles qui ne correspondraient pas à ce moule réducteur.
Surtout, ils privent touristes comme locaux de la diversité et du mutliculturalisme réels qui composent la capitale. Des récits de ses habitantes, de leurs combats, de leurs passions. C'est donc pour contribuer à les mettre en avant que la journaliste franco-américaine, aussi autrice du savoureux blog Lost In Cheeseland, a décidé de tirer le portrait de 40 d'entre elles.
Rokhaya Diallo, Rebecca Amsellem, Dre Ghada Hatem-Gantzer, Inna Modja, Lauren Bastide, la pâtissière Moko Hirayama... Des noms plus ou moins connus, issus de domaines variés, qui rendent hommage à un Paris pluriel, riche, dynamique, épanouissant - et racontent la capitale autrement.
Au cours d'une longue interview, Lindsey Tramuta décortique pour nous les origines, selon elle, du mythe qui encercle la Parisienne et sa cité, expose les différences de perception, d'un point de vue anglo-saxon, de certains concepts qui font débat aujourd'hui en France, et prévient des dangers de perpétuer un certain archétype. Echange.
Lindsey Tramuta : Je le perçois comme la continuité de mon premier livre (The New Paris, ed. Abrams). La nouvelle Parisienne (The New Parisienne, dans sa version anglophone) est lui aussi écrit dans un effort de couper avec le fantasme et le mythe qui existent et perdurent autour de Paris. C'est une ville qui est censée être figée, comme une ville-musée. Le problème, c'est que cela efface beaucoup de réalités qui sont parfois difficiles à vivre mais aussi très dynamiques et intéressantes.
Je me suis demandé : comment est-ce que je peux partager ces récits-là, qu'est-ce que je peux raconter de plus ? C'était à l'époque où l'on parlait beaucoup du mouvement #MeToo. Je commençais à suivre beaucoup de femmes avec l'intention de m'ouvrir à d'autres pensées, à d'autres parcours, à d'autres opinions. Et c'est là que j'ai réalisé qu'elles formaient, elles aussi, une partie de Paris qui est mal représentée, ou de manière très superficielle.
C'était également à la suite d'une rencontre avec Aline Asmar d'Amann, l'architecte, que j'ai eu une révélation comme quoi elle était un exemple de Parisienne. Ce n'est pas quelqu'un qui est forcément né à Paris ni en France, ce n'est pas quelqu'un qui, physiquement, ressemble à une série de standards complètement irréalistes ou fétichisés. C'est elle, c'est moi... et je me suis dit : il y a un travail à faire contre les stéréotypes. Car c'est quelque chose de nourri, de perpétué, en France et par les médias français. C'est important de changer la perception de Paris, d'autant plus lorsque cela concerne l'humanité des gens.
L. T. : Les personnes [qui décident de ces campagnes] ont du mal à accepter qu'on puisse aimer Paris avec ses fissures, ses problèmes, ses réalités un peu moins belles. Pourtant, en arrivant à Paris, les touristes peuvent très bien questionner la réalité par rapport à ce qu'on leur vend. C'est également dommage d'imaginer que ces mêmes touristes soient choqué·e·s par la diversité de la population. Car elle n'est pas nouvelle, elle est notamment venue avec les flux migratoires des années 50 et 60, et avant ça pour ce qui est des migrations européennes. Cela fait longtemps que Paris est multiculturelle.
En outre, continuer de diffuser une image très blanche, catholique et bourgeoise de la France, de Paris, incarne un déni qui porte préjudice au pays et à l'expérience que les voyageurs peuvent y avoir. Pourquoi effacer une partie de la population que, de toute façon, les gens vont voir ?
L. T. : Je pense qu'il y a des raisons très mercantiles derrière ce choix. C'est une formule qui se vend bien, c'est d'ailleurs pour ça que les grosses marques nourrissent et donnent trop de place à cette image usée. Tous les pays le font à un certain degré, mais certains font l'effort d'être moins figés par des caractéristiques finalement inatteignables, et c'est comme si la France se disait qu'il était trop risqué de casser ce mythe.
On le voit même avec les films : on commence tout juste à discuter ouvertement et publiquement des gros problèmes de représentation et de casting dans le cinéma. Ce n'est que depuis récemment que l'on retrouve des têtes d'affiche comme Omar Sy, dans Lupin - même s'il y a d'autres problèmes, notamment avec la représentation d'un homme noir comme un délinquant. C'est un show qui montre Paris autrement, même Montreuil, à une audience étrangère. C'est déjà beaucoup mieux. Ou encore la série Dix pour cent. Même s'il ne s'agit pas du casting le plus diversifié de la Terre, les personnages ont des vies compliquées qui montrent le vrai Paris. Contrairement à Emily in Paris, par exemple.
Je dirais que c'est un peu comme le débat autour du fait de "séparer l'homme et l'artiste". On serait ici censé "séparer Paris du mythe", dans le sens où l'on ne serait pas obligé de montrer une vraie version de la ville et des personnes qui la peuplent. J'estime qu'il y a une protection d'une certaine idée de gloire, et cela doit évoluer.
Quand on regarde le travail du British Vogue, du Vanity Fair américain, d'Allure... tous ces magazines traditionnellement féminins ont complètement transformé leur stratégie, leur identité, leur approche de qui on montre, comment, et de quoi on traite au fil des pages. On a l'impression d'être en avance de 10 ans outre-Atlantique là-dessus, par rapport à la France.
Il faut pousser les récits différents, montrer d'autres types de femmes. Car si on ne le fait pas, personne ne le fera à notre place.
L. T. : A tou·te·s celles et ceux qui regardent avec autant de fantasmes Paris. Les étranger·e·s, mais aussi toutes les femmes Françaises ou qui vivent à Paris, et se sont senties à un moment donné exclues par cet archétype. Pendant longtemps, je me suis sentie moi-même complètement tiraillée par mon côté rationnel de me dire "cette image de la Parisienne est seulement du marketing, elle n'est pas réelle", et mon envie de m'y adapter. On peut dire que personne ne me force à le faire, mais on se sent tout de même obligée de céder face aux publicités, aux injonctions.
Je suis venue à Paris à 21 ans. Et quand on devient une femme dans une ville avec autant d'historique, qu'on consomme volontairement beaucoup de culture populaire française, on tombe vite sous le poids de ce que représente Paris. En tant que jeune femme qui se développe, qui essaie de savoir qui elle est, qui elle veut devenir, ce poids-là est un obstacle énorme.
Évidemment, à 21 ans, je n'avais pas une grande confiance en moi, j'avais des insécurités qui dataient de ma vie aux Etats-Unis, mais j'ai mis longtemps à dépasser cette période de doutes énorme, à savoir comment je me positionnais dans cette population. Même quand on vit ici et qu'on entend le retour des gens qui vivent ailleurs et disent "vous êtes devenue chic comme les Parisien·ne·s", on comprend que tout le monde baigne dans cette idée reçue. Et c'est assez dur.
Je me suis donc adressée à tou·te·s celleux qui sont passé·e·s par ça, par ces doutes. Et aussi aux étranger·e·s, pour qu'ils réalisent qu'il y a des problèmes dans la façon dont on consomme les récits des gens, en général. Et ce que ces récits créent comme attentes quand on vient dans cette ville. A tous les niveaux, cela porte préjudice.
L. T. : Oui, complètement. Tous les combats que mènent les militantes du livre, évidemment plus politisés, mais aussi toutes les autres femmes, veulent montrer à leur façon ce qu'est une vie meilleure à Paris. Que ce soit dans les opportunités qui leur sont offertes sur l'égalité salariale, le type de créations qu'elles souhaitent mettre en avant et le message que cela véhicule : cela constitue en un effort qui change les choses dans la capitale. Chaque femme, qu'elle soit connue ou pas, prouve ici que l'on peut être une représentation de Paris sans tomber dans des clichés excluants.
L. T. : Tout à fait. C'est là où l'on retrouve une communauté, là où l'on retrouve le pouvoir en nombre de militer ou de lutter pour ou contre quelque chose. C'est une ville culturellement riche avec des opportunités à s'épanouir, qui ne sont pas parfaites, mais c'est la capitale où il y a le plus de possibilités.
L. T. : Parce que pour l'audience anglophone, tellement de concepts sont évoqués dans les portraits avec les femmes que j'ai interrogées que j'estimais qu'il était nécessaire de poser les bases. Quand on parle de laïcité par exemple, ce n'est pas tout à fait la même chose que le secularism anglo-saxon, qui est pourtant sa traduction littérale. Il faut expliquer la différence pour expliquer pourquoi il s'agit d'un tel sujet en France. Définir "communautarisme" sert également à expliquer pourquoi certaines femmes sont diffamées à cause de leurs engagements. Sur le territoire français, faire partie d'une communauté qui est autre que "être français" est perçu comme être "séparatiste".
Il y a quelque chose qui dépasse totalement les gens qui ne sont pas Français à la base là-dedans, dans ce débat. Pourquoi ne peut-on pas être fière d'être Français·e et d'être juif·ve, ou noir·e ou queer ? Parfois, on a aussi besoin de se retrouver entre gens au vécu et à l'identité similaires pour parler de notre expérience. Le fait que ce soit, là encore, perçu comme un affront ou une insulte à l'universalisme est dingue pour nous. Ici, l'universalisme est devenu une excuse ou un pansement pour tout. Par ailleurs, au départ, ce lexique était uniquement réservé à la version anglophone, mais on a décidé de le garder pour les Français·e·s. Cela permet de montrer comment une non-Française de naissance accueille ces sujets.
Plus concrètement, si on ne les explique pas, on ne comprend pas pourquoi quelqu'un comme Rokhaya Diallo est autant attaquée pour des propos qui nous (les Anglophones, ndlr) semblent tout à fait pertinents à mettre en lumière. La France a beaucoup de mal à encaisser son passé colonial et on le voit à travers les réactions face à quelques personnes qui osent dire la vérité, aborder l'évidence. C'était donc pour moi clairement crucial, de les décortiquer.
Et puis, c'est également pour ça que ce livre, visuellement joli, joyeux, esthétique, a des tons politiques et féministes. C'est vraiment pour communiquer quelque chose d'important et de sérieux. Cela me fait penser à ce que m'a dit Lauren Bastide à propos de la création du podcast La Poudre : parfois, pour atteindre plus de monde, on peut créer quelque chose qui semble cosmétique ou très lisse, mais qui fait passer des messages essentiels à des gens qui, au départ, seraient plus hésitants à consommer ce genre d'histoires.
Enfin, j'espère que cela permet aussi à certaines Parisiennes ou Françaises de réfléchir. Car si elles n'ont pas d'exemples qui reflètent leur vécu, ça devient intenable, cette injonction. Il faut comprendre qu'il y a des vrais dangers de perpétuer ce mythe.
L. T. : Une diversité de pensées, une liberté d'esprit qu'on ne retrouve pas forcément autant ailleurs, même quand on la compare à une New-Yorkaise, ou à une Américaine plus largement. Avec le système de santé des Etats-Unis, les différents fléaux sociétaux, il y a quand même beaucoup moins de liberté. A Paris, certes il y a des problèmes et des choses à améliorer, mais les femmes ne se laissent pas taire. Elles exercent une liberté de penser et d'opinion, et une persévérance à protéger les deux.
La nouvelle Parisienne: Les femmes et les idées qui font Paris, de Lindsey Tramuta. Traduit de l'anglais par Karine Degliame-O'Keeffe. Photographie de Joann Pai. Ed. Gallimard. 312 p. 22 euros