"Tant que je serai noire, serai-je mère ?" Avec cette question pertinente, Tsippora lève bien des tabous autour de la maternité. La jeune femme a créé le podcast éponyme en 2020. Une façon, nous explique-t-elle, de tendre le micro aux concernées. Aux femmes noires qui ont des enfants, à celles qui en veulent, à celles qui ne peuvent pas en avoir. A celles qui, à son image, n'en veulent pas. "Questionner ensemble le désir et non-désir d'enfant", signe-t-elle.
Avec une bienveillance communicative, tous les lundis et pour la deuxième saison déjà, elle ouvre la voie à ces récits pluriels - un terme auquel elle tient - qui au-delà d'inviter leurs autrices à se confier, à se libérer, permettent aux auditrices de s'identifier. "A la télé quand on parle de non-désir d'enfant, on voit souvent les mêmes personnes, qui sont principalement des femmes blanches", constate Tsippora. Tant que je serai noire incarne donc cet espace "safe" qui manquait tant. Et elle insiste : est destiné aux oreilles de toutes et tous.
Au fil d'une discussion passionnante par téléphone, on a échangé sur ce qui l'a poussée à se lancer, les stéréotypes dont sont victimes les femmes noires quand il s'agit de "faire famille" et l'essentielle notion de transmission chez les personnes issues de l'immigration. Entretien.
Tsippora : En 2019, je venais d'arriver à Paris et j'avais la volonté d'entamer une nouvelle vie. Ça passait entre autres par commencer une thérapie puisque, ne voulant pas d'enfant, je me demandais si j'étais normale. Mes ami·e·s proches l'acceptaient, ma famille plus ou moins, mais je ne voyais pas beaucoup de femmes autour de moi - des femmes noires de surcroît - qui l'assumaient.
La thérapeute que j'ai consultée m'a dit que tous les sujets que j'abordais avec elle tournaient autour de la maternité. Je lui ai partagé ma volonté de lancer une plateforme pour parler de ce non-désir d'enfant, justement. Seulement, plus on avançait, plus elle m'encourageait à voir plus large, et à interroger toute la notion de désir d'enfant. Que ce serait très intéressant d'avoir le point de vue d'une femme qui n'en veut pas. Et c'est de là qu'est née cette idée de créer un podcast.
J'adorais déjà ce format. La Poudre, de Lauren Bastide, notamment. J'aimais beaucoup ce côté récit intimiste, bienveillant, sa façon de montrer que chaque femme est différente. Je me suis lancée comme ça, en janvier 2020. J'ai été très vite surprise de voir le nombre de femmes qui voulaient y participer, car toutes celles que l'on entend ou presque se sont portées volontaires.
Au fur et à mesure, et ce grâce aux témoignages relayés, de nombreuses auditrices ont pu déconstruire leur pensée, leurs préjugés. Les mères comme les child-free. Souvent, dans la société, beaucoup de femmes n'osent pas dire toute la vérité, raconter comment ça se passe réellement en tant que maman, le burn-out, le post-partum... Tant que je serai noire offre donc un moyen de comprendre que les histoires de chacune sont différentes, que les raisons de chacune de faire le choix qu'elles font sont différentes...
L'idée, c'est également qu'une jeune fille puisse écouter et se dire : "là, j'ai une belle palette de choix de ce que je pourrais faire ou avoir". Car c'est humain : on cherche des personnes qui nous ressemblent pour se projeter, pour prendre ses propres décisions.
Et puis enfin, ce podcast reflète le pouvoir de la voix. Une oralité qui m'est chère car chez les Afrodescendant·e·s, les histoires se transmettent beaucoup à l'oral. C'est une façon de garder la trace des vies de toutes ces femmes, pour que leurs enfants ou leur famille puissent les comprendre davantage. Une belle trace.
T. : Oui, exactement. J'aime beaucoup Maya Angelou. La personne comme son oeuvre. C'est une femme qui, avec sa condition de mère, a quand même fait tout ce qu'elle voulait. Et la pluralité des récits que je diffuse me rappelle sa vie. Elle était elle-même plurielle. Pas uniquement maman, pas qu'une artiste, pas qu'une militante : elle était plein de choses. Chaque épisode du podcast peut en quelques sortes correspondre à un pan de sa vie.
T. : J'avais du mal à le dire au début, mais je pense que oui. C'est politique dans le sens étymologique du terme : la "vie de la cité". Dans la cité, il y a des femmes noires qui ont leurs propres problématiques. Et parler de celles-ci est un moyen, finalement, d'aiguiller les politiques sur ces sujets. En mettant en avant leurs récits, il peut y avoir un impact sur la vie de la société, de la cité. Cette prise de parole peut même indirectement créer des lois plus inclusives pour tout ce qui touche à la santé des femmes.
T. : Oui, tout à fait. J'aurais pu interroger toutes les femmes : beaucoup de femmes blanches se retrouvent dans les récits des intervenantes, car on reste toutes des femmes, en fin de compte. Mais je pense que celles qui se confient depuis le début sont plus à l'aise ainsi. Elles se disent que c'est un endroit safe, qu'il n'y a pas de jugement. Tant qu'il n'y aura pas d'universalisme dans la réalité, cette non-mixité demeurera essentielle.
D'ailleurs, ce podcast en est un bel exemple : nous sommes en non-mixité pendant l'épisode et ensuite, on s'expose à la société, car l'écoute est ouverte à toutes et à tous. Pour moi, c'est ça, la non-mixité. Ce n'est pas de la division. C'est bénéficier d'espaces dans lesquels on peut prendre le temps de panser nos maux, en toute bienveillance. Puis, de réfléchir, de se demander comment faire pour que les choses changent, les faire évoluer. De se dire : on a guéri nos maux ensemble, et désormais, on est armé·e·s pour s'exposer à la société.
Ce n'est pas ne pas se mélanger aux autres, c'est discuter pour avoir plus de force pour affronter leur regard par la suite. Finalement, si chacun·e écoutait le récit des autres, on irait loin.
T. : Il y a d'abord l'idée selon laquelle on est née pour être mère de beaucoup d'enfants. Un cliché qui est aussi présent au sein des communautés afrodescendantes que dans la société de manière générale. C'est entre autres lié à l'Histoire coloniale, où le corps des femmes était devenu un moyen de produire de la main d'oeuvre. Dans l'inconscient collectif, cela se traduit par le besoin de faire des enfants pour aider au champ, ou afin qu'ils s'occupent de nous plus tard. Il y a donc vraiment cette notion d'utilité qui, je trouve, est assez présente au sein de nos communautés, même inconsciemment. Et non pas un réel désir de créer un être humain qui va grandir avec soi.
Cette injonction à faire famille est aussi une sorte de moyen de survie. Surtout quand on est issu·e de l'immigration. Pour les générations précédentes, il fallait qu'ils se reconstituent un noyau. Moi, je ne veux pas d'enfant, mais j'ai quand même ce fort désir de transmission, de laisser une trace pour les plus jeunes - à travers le podcast notamment.
Il existe également un réel cliché au niveau de la fertilité des femmes noires, comme quoi elles seraient extrêmement fertiles. En France il n'y a pas de statistiques ethniques mais des chiffres montrent que sur le continent africain, le taux d'infertilité est assez élevé. On a donc l'idée reçue que les femmes noires font plein d'enfants mais en réalité, il y a aussi beaucoup de couples infertiles, et une forte mortalité infantile. Ce qui peut expliquer pourquoi la plupart des femmes tentent de faire beaucoup d'enfants : au cas où certains ne survivraient pas.
Il faut déconstruire cela car aujourd'hui, quand on habite en France, nous vivons dans d'autres conditions. Et si on réussit à se libérer de ces acquis, de ces stéréotypes, cette notion de désir pourra enfin être neutre, tant elle naitra d'une volonté propre et non d'une injonction qui nous demande de faire telle ou telle chose pour être une "bonne femme".
T. : Je pense que oui. On sait qu'à partir du moment où un sujet devient visible, les politiques peuvent changer. Malheureusement, en France, on dispose uniquement de témoignages. Pourtant, dans un état de droit comme le nôtre, ajouter des statistiques qui montrent que les femmes noires ont plus de chances de mourir en couche ou encore d'être victimes de violences obstétricales, permettrait aux défenseur·e·s des droits des femmes de s'appuyer sur des données, tout simplement. Ce qui serait intéressant, c'est aussi de voir si suite aux études américaines ou britanniques, où ces statistiques existent, il y a du changement au sein de la société.
Encore une fois, on se cache derrière l'universalisme. J'aimerais beaucoup vivre dans un monde où une telle documentation n'est pas nécessaire, où les couleurs de peau ne changent rien. Malheureusement, il y a des personnes qui, de par leur couleur de peau, vont vivre des injustices. Il y a un réel travail à faire là-dessus.
Cela me fait penser au concept de justice reproductive, qui combine justice sociale et reproduction, créé aux Etats-Unis par 12 femmes afro-descendantes, en 1994. L'idée, c'est d'établir un système qui permette de créer une société dans laquelle les femmes, quelle que soit leur condition, puissent réellement choisir d'avoir des enfants ou non. Et donc, jouir d'un environnement qui leur donne la possibilité d'avoir un choix éclairé.
Par exemple, en menant leur grossesse puis en accouchant dans de bonnes conditions (sans violences obstétricales), en vivant dans un environnement propice au développement de l'enfant (sans violences policières ni d'état raciste), en ayant la possibilité, pour celles qui n'en veulent pas, de ne pas en avoir. En pouvant aussi avorter dans de bonnes conditions. Il s'agit de s'attaquer à tout ce qui fait qu'en tant que femme, et d'autant plus en tant que femme racisée, cela reste compliqué de faire famille.
Il y a un épisode de la saison 2 (le deuxième, ndlr), que j'ai enregistré pendant les mobilisations antiracistes suite au meurtre de George Floyd et pour Adama Traoré. Dedans, Fanta, maman célibataire, raconte qu'elle a peur pour ses trois garçons. De se dire qu'à tout moment, ça peut dégénérer. Elle explique qu'avant de les laisser sortir de la maison, elle leur demande systématiquement s'ils ont bien leur carte d'identité sur eux. Ce qu'on ne devrait pas dire à un enfant.
Alors certes, la situation aux Etats-Unis est particulière, c'est une histoire différente, mais il ne faut pas nier ce qu'il se passe en France non plus. Un enfant devrait garder son insouciance. Pourtant, dès leur très jeune âge, on demande aux enfants noirs et racisés des choses que d'autres n'entendront pas.
T. : Exactement. Tu dois grandir vite, tu passes psychologiquement d'enfant à adulte très rapidement. Et ce qui est paradoxal, c'est qu'en même temps, il y a aussi une grande infantilisation des personnes noires.
T. : Qu'il s'agisse de choses positives comme de choses à savoir pour bien naviguer dans ce monde, la transmission est très importante car elle est liée à la migration. Pour beaucoup, nous sommes issu·e·s de la première génération à être née en France. Personnellement, je ne connais pas encore très bien toute l'Histoire de mes parents ni de leur pays d'origine. Quand on est hybride comme cela, car on le devient quand on navigue entre la société française et la société africaine de manière générale, cette transmission est d'autant plus importante.
Je sais que beaucoup de femmes que j'interviewe se disent qu'elles ne vont peut être garder 60 % de ce que leurs parents leur ont inculqué, donc elles essaient absolument de transmettre à travers la langue, ou la cuisine, qui revient beaucoup. Ou encore les lectures.
Seulement, même dans les livres - je pense notamment à l'épisode où l'autrice Laura Nsafou intervient sur les représentativités - c'est difficile de trouver des exemplaires qui dépeignent les communautés afrodescendantes : ces histoires sont souvent taxées de "trop communautaires", alors que c'est très important. Fanta, qui a lancé Lil Box (une box de livres aux héro·ïne·s diversifié·e·s, ndlr), explique en outre que le développement de l'enfant, même sur ces questions raciales, se fait dès le plus jeune âge.
T. : C'est une bonne question. Après un peu plus d'un an d'interviews, je dirais que oui et non. D'une part, oui, les langues se délient, il y a davantage de dialogues entre les femmes. Mais de l'autre, persiste aussi le biais classiste qui est que pour écouter un podcast, il faut du temps, et du temps aussi pour réfléchir à son désir d'enfant. Et si les classes les plus aisées peuvent se le permettre, ce n'est pas le cas des classes populaires. Cela dit, les femmes qui ont les moyens peuvent aussi prendre le temps de se pencher sur la question pour celles qui ne l'ont pas.
Avec le déconfinement, j'espère que je pourrais organiser davantage d'événement en local, aller voir les femmes qui n'ont justement pas le temps de réfléchir à ce sujet. Tout le monde n'a pas accès à Instagram, toutes les femmes concernées ne savent pas lire. Pareil pour les plateformes d'écoute : c'est un investissement. Il faudrait penser à d'autres moyens qui permettraient de toucher plus de personnes.
J'aimerais parler du regret maternel. Tant qu'on ne libère pas la parole et l'écoute sur ce sujet, ça reste un poids pour beaucoup de femmes. La parole des aînées de fratrie, aussi. C'est un rôle universel que celui de grande soeur, plein de responsabilité. Et le dernier point que j'aimerais aborder, c'est la PMA. Le don d'ovocytes de femmes noires, qui est très rare.
J'ai moi-même fait un don d'ovocytes, et je ne pensais pas que ça aurait cette portée-là. On m'a accueillie les bras ouverts, en me disant que l'heureuse élue serait très contente, car les listes d'attente sont très longues.
La PMA est un vrai sujet. Mais pour les femmes noires, cela prend une ampleur différente. Et pour les femmes noires issues de classes populaires, d'autant plus. Cela reprend cette notion de justice reproductive que je citais, et je me dis que même si je ne veux pas d'enfant, je ne suis pas infertile, alors j'aimerais permettre à d'autres femmes d'en avoir. Ça mériterait une série d'épisodes, rien que pour sensibiliser et détailler la procédure sur laquelle on informe trop peu.
Tant que je serai noire, disponible sur toutes les plateformes d'écoute.