En France, l'interruption volontaire de grossesse (IVG) est légale jusqu'à douze semaines, depuis 1974. Un droit précieux qui reste malheureusement trop inégal d'un pays à l'autre. A l'occasion de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, ce 25 novembre, on a voulu interroger celles qui ont grandi en Pologne, en Irlande, au Maroc. Là où l'avortement, s'il n'est pas interdit, est restreint à quelques cas rares. Ou alors, tout juste autorisé.
A travers leurs récits, trois femmes racontent, analysent, condamnent les décisions de leur gouvernement, et livrent un éclairage nécessaire et parfois alarmant, sur une situation souvent désarmante. Témoignages.
En Pologne, les militant·e·s manifestent sans répit contre les restrictions du droit à l'avortement, et la politique du gouvernement. L'accès à l'IVG, autorisé et gratuit sous le communisme de 1956 à 1993, a été quasiment interdit depuis. Avec l'arrivée du partie d'extrême droite PiS (Droit et justice) au pouvoir en 2016, le recours à la procédure a été limité aux seuls cas de viol, d'inceste, de danger létal pour le foetus ou la mère, et de malformation du foetus. En octobre dernier, le Tribunal correctionnel a récemment fait une proposition de loi qui interdirait ce dernier cas de figure, représentant 96 % des avortements légaux. La goutte de trop pour les Polonais·e·s, qui se sont retrouvé·e·s à plus de 100 000 dans les rues de Varsovie pour protester.
Emma est étudiante en Angleterre et originaire du Nord de la Pologne. Elle en est partie à 19 ans, à la fin du lycée. A l'automne dernier, elle a organisé deux mobilisations sur son campus, pour "attirer l'attention des médias étudiants" sur ce qui se passe dans son pays d'origine en matière de droits des femmes. Elle nous raconte son expérience personnelle, et la rage qui grandit en elle face aux décisions liberticides, sexistes et LGBT-phobes de l'Etat.
"Le problème est assez complexe, il ne concerne pas uniquement l'avortement, mais aussi l'éducation sexuelle et l'accès à la contraception. Dans les écoles polonaises, il n'y a pas d'éducation sexuelle et la situation de l'accès à la contraception est l'une des pires d'Europe. Autrefois, la pilule du lendemain s'achetait simplement à la pharmacie. Cela a changé il y a deux ou trois ans. Désormais, il faut prendre rendez-vous chez le médecin pour l'obtenir, ce qui n'a aucun sens : on perd du temps. La sensibilisation à la santé sexuelle y est également très faible, ce qui affecte la vie de toutes les femmes.
La plupart de mes ami·e·s viennent de familles aisées, leurs parents sont éduqués. Beaucoup font des études de médecine, donc ne ressentent pas vraiment la menace de l'interdiction peser. Car il est vrai que ces restrictions du droit à l'avortement creusent les inégalités : si on possède les moyens, on peut se rendre à l'étranger, on peut obtenir les médicaments nécessaires pour déclencher une interruption de grossesse. Mais en Pologne, on parle peu des différences de classe. Cela vient du communisme, où tout le monde était censé être 'égal'.
Il y a ce groupe sur Facebook, l'Abortion Dream Team, qui est devenu très populaire. Si vous êtes une femme polonaise qui a besoin d'un avortement, vous pouvez les appeler, elles vous aideront soit à obtenir des médicaments, soit à aller à l'étranger et à vous faire avorter là-bas. Leur principal objectif est d'aider les femmes pauvres, qui tombent enceintes plus souvent.
Pour ma part, j'ai subi un avortement illégal quand j'avais 18 ans. Ce fut l'une des expériences les plus traumatisantes que j'ai vécues, et les conséquences sur ma vie sont multiples. J'ai eu beaucoup de chance parce que la mère de mon petit ami de l'époque était médecin, et il lui a littéralement volé une ordonnance pour que nous puissions acheter des abortifs. Mais je suis sûre que les séquelles psychologiques étaient bien plus importantes car je vivais dans un pays à majorité catholique où l'avortement est illégal et traité comme un crime.
Aujourd'hui, je me sens très en colère, triste et désespérée. Et pas uniquement au vu de la façon dont notre gouvernement s'attaque aux droits des femmes. Pendant les vacances d'été, nous avons eu des élections présidentielles et le candidat sortant Andrzej Duda (qui a été réélu, ndlr) a qualifié la communauté LGBT d'idéologie, l'associant au communisme. Des mots inacceptables qui ont déclenché une vague de protestations. La Pologne, avec la Hongrie, est le pays le plus homophobe d'Europe. Et puis il y a aussi les violences policières...
Je continue malgré tout à dire que la Pologne est l'endroit où je me sens le plus à l'aise, j'aimerais y revenir un jour, c'est définitivement mon rêve. Mais pas aujourd'hui.
Pourquoi je suis pour l'avortement ? Mon argument est très simple : c'est votre choix et vous devez avoir ce choix. Je n'ai pas beaucoup d'ami·e·s qui sont contre mais j'en ai quelques un·e·s, leur principal argument est que c'est contre leur conscience. Mais je ne le comprends pas vraiment. S'ils croient en Dieu et sont contre l'avortement, ils n'ont pas à se faire avorter. Je ne sais pas pourquoi ces personnes veulent influencer la vie des autres femmes. Il y a aussi l'argument que les femmes qui prennent la décision de se faire avorter sont égoïstes. Mais je ne suis pas d'accord, c'est plus complexe que ce qu'en disent les pro-vie.
En 2016, le même projet de loi sur l'avortement était déjà discuté au Parlement et des manifestations avaient lieu en Pologne. Seulement, je n'étais pas aussi en colère qu'en octobre dernier et que maintenant. Aujourd'hui, je suis non seulement plus âgée, mais j'ai également vu de quoi est capable notre gouvernement. Toutes les choses négatives qui se sont accumulées. C'est aussi cela, que ressentent les Polonais·e·s qui sortent dans les rues, je pense. C'est pour cela, à cause de ce ras-le-bol, qu'il y a une telle mobilisation."
En Irlande, lors du référendum de mai 2018, un "oui" franc l'a remporté, à 66,7 %, avec une participation record de 64,1 %. En jeu, l'abolition du huitième amendement de la Constitution, qui objectait le droit des femmes à l'IVG. Depuis la loi entrée en vigueur en janvier 2019, le pays a recensé 6 666 procédures légales. A quelques mois d'une révision de la loi, en 2021, les militantes expriment leur besoin d'ouvrir davantage de centres publics spécialisés dans la santé reproductive, à travers tout le pays. Et ce pour garantir aux Irlandaises un accès égalitaire, peu importe leur lieu de résidence.
Megan, elle aussi étudiante, a vécu en Irlande toute sa vie. Elle nous explique comment cette interdiction a accru les inégalités hommes-femmes, détaille les établissement carcéraux et religieux mis en place par le gouvernement pour accueillir les femmes qui ont eu des enfants hors mariage jusque dans les années 70, et estime que si la légalisation a été largement votée, "il reste important d'être vigilant, surtout au vu de l'exemple polonais de ces dernières semaines."
"Grandir dans un pays où l'on sait que voyager est essentiel pour se faire avorter si l'on en a besoin a nourri cette idée de secret autour de l'interruption de grossesse. Je pense que toutes les filles de mon âge étaient douloureusement conscientes de l'impact totalement unilatéral et punitif d'une grossesse non-planifiée, une réalité à laquelle leurs partenaires masculins n'étaient pas confrontés. Je pense qu'il est important de noter que la parentalité a toujours été un choix pour les hommes, ils pouvaient choisir d'ignorer une grossesse non-planifiée, alors que les femmes n'avaient pas cette possibilité.
Cela remonte aux institutions carcérales connues par euphémisme sous le nom de 'maisons de la mère et du bébé', en Irlande. Ces établissements étaient gérés par des ordres religieux pour accueillir les femmes qui avaient eu des enfants nés hors mariage. Ces femmes travaillaient en fait comme des servantes sous contrat - elles n'avaient pas droit à des congés et n'étaient pas payées pour leur travail. L'État était complice de la gestion de ces foyers et accordait souvent des contrats d'État à ces institutions carcérales pour des tâches comme le nettoyage du linge du personnel de l'armée. Ces foyers étaient encore complètement opérationnels et admettaient de nouvelles femmes dans les années 1970.
Certains de ces enfants ont été adoptés par de riches Américains sans le consentement parental de leur mère biologique. Les pères de ces enfants n'ont pas souffert d'une telle incarcération - le déséquilibre dans la façon dont les relations sexuelles avant le mariage et la grossesse hors mariage étaient traitées en fonction du sexe a été très marqué en Irlande.
Je pense que l'Irlande est un pays où le progrès social a progressé à une vitesse vertigineuse au cours des 25 dernières années. Il est hétérogène par rapport à l'histoire acceptée de la sexualité et du genre européens modernes - il y a eu un premier ministre métis ouvertement gay (Taoiseach) en la personne de Leo Varadkar avant qu'une victime de viol puisse légalement obtenir un avortement dans son propre pays. Par conséquent, je pense qu'il n'entre pas dans une classification ou une explication faciles du simple fait d'être étiqueté 'nation catholique'.
J'aimerais aussi ajouter que l'une des choses qui m'ont déçue lorsque je suis allée à Paris, c'est qu'en dépit du mouvement féministe français et d'actions comme le Manifeste des 343 et la légalisation de l'avortement depuis 1974, le niveau de harcèlement auquel j'ai été confrontée dans la rue par moi-même et les femmes que je connaissais était assez surprenant. Je ne dis pas cela pour critiquer la France ou pour défendre mon propre pays, mais simplement pour constater que les changements de loi ne garantissent pas toujours un changement des attitudes de la société.
Peut-être naïvement, je pensais que le fait d'avoir ces libertés légales pour les femmes depuis plus longtemps aurait imprégné les attitudes sociétales d'une certaine manière, mais beaucoup de mes amies ont été confrontées à des incidents intimidants d'hommes les suivant chez elles et attendant parfois devant notre appartement après être sorties courir."
Ibtissame Betty Lachgar a cofondé pour le Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI). Une organisation qui se bat, entre autres, contre la culture du viol et la pénalisation de l'avortement, militant pour l'IVG sûre et légale depuis 2012. Au Maroc, la procédure est passible d'une peine de prison de 2 ans pour les femmes qui y ont recours, de 1 à 5 ans pour quiconque pratique un avortement sur autrui, de 10 à 20 ans s'il y a décès de la patiente et jusqu'à 30 ans s'il y a récidive. Ce qui est autorisé, c'est l'IMG, l'interruption médicale de grossesse, pratiquée lorsque la grossesse présente un risque pour la femme.
L'activiste nous explique d'ailleurs que 800 avortements clandestins à risque y sont pratiqués par jour, selon l'AMLAC. Et martèle : "Le droit à l'avortement sûr et légal est une question de santé publique et de justice sociale".
A l'occasion de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, MALI a lancé une campagne de sensibilisation à la cause des femmes marocaines, intitulée "Mon utérus, mon choix, ma liberté". Le mouvement souhaite notamment récolter des fonds pour procurer des avortements médicamenteux et sûrs à celles qui en ont le plus besoin. Betty nous confie aujourd'hui l'oppression ressentie par ses semblables, et dénonce la société patriarcale qui en est à l'origine.
"On a grandi dans le contrôle total du corps et de la sexualité, puisque les relations sexuelles hors mariage sont interdites. Le corps des femmes reste la propriété des hommes, le viol conjugal n'est pas reconnu. Dans la loi, au Maroc, en 2020, les enfants d'une femme célibataire sont déjà étiquetés, stigmatisés. Ce sont encore les femmes qui sont punies pour avoir des relations sexuelles hors mariages, et l'enfant aussi.
Donc avant même d'arriver à la grossesse non-désirée, il y a aussi un grand manque d'éducation sexuelle, beaucoup de tabous. C'est encore très difficile d'être née petite fille, d'avoir grandi adolescente, puis femme adulte dans une société où les lois et les pratiques sont sexistes, liberticides et misogynes. L'oppression, on la sent dès le plus jeune âge.
Et puis, plus concrètement, il y a les dangers qui entourent l'avortement. Chez un·e gynéco, c'est dangereux car on ne sait pas si le médecin est formé. La personne qui l'assiste, elle, ne l'est quasiment jamais : c'est souvent sa secrétaire. Et puis, il n'y a pas de suivi. S'il y a des complications, tout le monde va en prison. C'est pour cela que nous militons pour l'avortement médicamenteux, car il est le plus sûr.
Dans tous les pays où l'avortement est prohibé, ce sont des risques énormes pour les filles et les femmes. L'avortement clandestin est une véritable violence contre les femmes. Celles-ci finissent par prendre du poison, utilisent de la vapeur, de la javel pour avorter à la maison. Les techniques sont multiples et terribles. Et contrairement à ce que l'on pense, plus l'avortement est interdit, plus il est pratiqué.
Il faut aussi savoir que la majorité des médecins n'en ont rien à faire des femmes, de leurs droits, mais profitent de leur détresse pour des raisons économiques. C'est une réalité de terrain. Ces femmes sont en effet en grande détresse, la plupart n'ont pas les moyens d'avoir recours à une procédure sûre. On nous dit que c'est une cause 'bourgeoise' alors que c'est faux. Car les soit-disant 'bourgeoises' ont des solutions. Les femmes qui ont besoin de l'avortement sont pauvres, ne savent pas comment faire, comment trouver les médicaments. C'est pour ça que nous le répétons : le droit à l'avortement sûr et légal est une question de santé publique et de justice sociale. Et il est urgent d'agir."