"Je parle de la difficulté même d'exprimer le non-consentement. Qui ne sait qu'une agression peut provoquer un effet de sidération, coupant les pensées et la parole ? Ne pas dire non ne signifie pas que l'on consent. Qui ne sait que l'acte de séduction développe intrinsèquement une relation d'emprise, laquelle peut anesthésier toute réaction ? Oui, dira-t-on, mais vous mélangez tout, les agressions sexuelles et les relations amoureuses. Sauf que l'essentiel des sexualités subies se déroulent dans le cadre d'une relation amoureuse".
Ces phrases puissantes ouvrent - et englobent en partie - cette vaste réflexion qu'est Pas envie ce soir. Un livre étoffé, exigeant, fruit de deux ans d'enquête, somme d'une centaine de témoignages de femmes - et d'hommes. Un travail touffu mais nécessaire pour dire avec des vécus, décryptages et analyses la vérité d'un tabou toujours aussi fort : la question du non-consentement au sein du couple.
Une vaste problématique qui incite son auteur, le sociologue et directeur de recherches au CNRS Jean-Claude Kaufmann, à parler du viol conjugal, cet abus trop impuni. Mais aussi de la zone grise ("où rien n'est vraiment noir ni vraiment blanc, où les pensées se dissolvent dans les sensations", nous dit-on), du langage "fluctuant" du désir, du culte de la pénétration, de la "fable" des préliminaires (traités par-dessus la jambe), de la sensation de culpabilité éprouvée par les compagnes meurtries (auxquels l'on assigne le stéréotype de la "femme frigide") mais aussi des "mutations anthropologiques" provoquées par le mouvement #MeToo.
Et si #MeToo, justement, a fait l'effet d'une révolution, cette libération massive n'a malheureusement pas atteint tous les foyers, déplore Jean-Claude Kaufmann. Loin de là, même. Des idées archaïques, une violence indéniable, mais aussi une ignorance et une incompréhension (masculines) certaines perdurent encore au sein du lit conjugal. "Indéniablement, il faut aller vers une attention beaucoup plus grande au consentement, aux messages envoyés de façon explicite ou implicite", explique en retour l'auteur. Et la route sera longue.
Pour Terrafemina, Jean-Claude Kaufmann revient sur les nuances de cette investigation.
Jean-Claude Kaufmann : #MeToo a été le déclencheur de cette réflexion, même si ce n'est pas du tout une enquête sur ce mouvement. Dès le départ, j'étais convaincu que l'affaire Weinstein était quelque chose d'important pour notre société, et que l'on en parlerait encore longtemps après.
Concrètement, cela fait des siècles que les codes de séduction qu'impliquent les relations sont fondés sur l'idée selon laquelle l'homme devrait "insister" face à la femme, laquelle mettrait dès lors en place des "mécanismes de défense", "l'art féminin" consisterait en fait à ne "céder" que progressivement. Or avec #MeToo on souhaite mettre en place des règles du jeu totalement différentes, fondées sur l'expression claire et directe du consentement, qui revient au premier plan.
Et cela, c'est quelque chose de nouveau et d'extrêmement intéressant. Car selon les contextes, cela ne se passe pas de la même manière. Dans le monde de l'entreprise par exemple, #MeToo est évoqué pour dévoiler les relations de pouvoir. D'autres faits, comme le harcèlement de rue, sont encore très différents. Et puis il y a cet univers dont l'on parle moins, et que je connais bien : le couple.
Et là, c'est encore plus compliqué. Dès le départ, je savais qu'en étudiant le sujet du consentement dans le couple j'allais me heurter à des situations de viol et de harcèlement. Mais on se confronte également au "gris du gris", celui de la zone grise. Et là les choses sont moins évidentes : je parle des silences, des non-dits, des quiproquos, des incompréhensions entre conjoint et conjointe... Il y a toujours une souffrance, et un malaise qui tourne autour de ces questions-là.
J.C K. : Oui, car la parole n'est malheureusement pas centrale dans la sexualité du couple. Déjà, car il y a beaucoup plus de routine qu'on ne pourrait le croire. Avec le temps, une chorégraphie des corps se met en place et tend à se répéter, malgré quelque petites innovations de temps en temps. Puisqu'il y a une routine, on pense qu'il n'est pas utile de s'exprimer tout le temps au sujet de cette sexualité. Or le problème quand la communication est absente, et que l'habitude s'installe au sein du couple, c'est que les situations vécues peuvent s'aggraver.
Et la question du désir, et surtout du non-désir, elle, reste encore tabou, si ce n'est explosive. C'est un sujet qui suscite un profond silence. Les conjoint·e·s ont envie d'en parler mais éprouvent de grandes difficultés à le faire. En témoignant, beaucoup m'ont dit que c'était libérateur d'échanger à ce sujet. Mais d'un autre côté, bien des conjointes ont encore peur de le faire, peur que leurs conjoints l'apprennent...
J.C K. : Oui, car tout en expliquant leur souffrance, très forte, qui les détruit de l'intérieur, ces femmes conservent une image du viol qui est tout autre chose que le viol conjugal. A savoir, un acte commis par une personne étrangère, la nuit, dans un parking. Ou bien encore, un viol en entreprise, commis par un patron ou collègue en position de pouvoir...
Il ne leur vient pas forcément à l'idée d'associer le terme de "viol" à ce qui a pu être ou ce qui est encore une relation amoureuse malgré tout. Une situation d'autant plus difficile que l'agression sexuelle au sein du couple est encore plus impunie qu'ailleurs. Le dépôt de plainte est vraiment très difficile.
J.C K. : Car le dépôt de plainte se résume très souvent à un simple "parole contre parole", récit contre récit. Sans forcément de traces, de témoins, de SMS. Dans le livre, je partage le témoignage d'une femme dont la plainte n'a pas été reçue, ni par la police ni par la justice, car son mari a dit aux autorités que ses abus n'étaient qu'un "jeu sado maso", un "amusement", qu'il prétend consenti. La police a du le juger respectable, en fonction de sa profession, de sa renommée, et l'a cru.
J.C K. : Sur l'ensemble des viols déclarés en France, le viol conjugal représente 31 % de cette globalité (selon un sondage IFOP pour la Fondation Jean-Jaurès, "Enquête sur les violences sexuelles", datant de février 2018, ndrl). Les viols commis par une personne proche représentent quant à eux 44 %. Et le chiffre du viol conjugal est forcément sous-évalué car ce chiffre est fondé sur le dépôt de plainte, un dépôt qui est encore très, très difficile pour les victimes...
J.C K. : Par rapport aux paroles recueillies, j'observe plusieurs degrés. Le premier, déjà : les femmes qui se forcent "un peu" par lassitude, et qui après les premiers jeux amoureux, peuvent éprouver du désir. Celui-ci s'éveille progressivement. Mais ensuite, on atteint rapidement des degrés plus élevés, qui concernent la pénibilité. Les femmes n'ont pas du tout envie, la situation est éprouvante pour elles.
Alors bien souvent, le corps parle le premier, par des "signaux faibles" : il se retourne, se met en arrière, s'exprime négativement, dit "non" par ses gestes. Il peut aussi y avoir quelques mots, des soupirs... Un autre signal faible récurrent, c'est la passivité. C'est-à-dire que la femme est lasse, n'a pas envie. Elle se dit donc : je ne vais pas faire d'effort, je ne vais pas bouger, et mon conjoint va comprendre.
Sauf que bien souvent, l'homme ne comprend pas que la passivité est l'expression d'un refus. Pour lui, il s'agit simplement d'un moment "pas terrible" à vivre. D'autant plus certaines femmes, qui n'ont pas envie, vont finalement se forcer en se convaincant de l'importance du "devoir conjugal"...
Persiste également cette idée selon laquelle le couple serait une équipe. La conjointe a parfois peur de tout perdre ou de gâcher sa vie de couple en exprimant son refus. Alors, elle souffre en silence.
J.C K. : A l'origine, le devoir conjugal a été réellement institutionnalisé au sein de la société française du 19e siècle. Une morale religieuse encadrait dès lors les relations sexuelles, qui étaient considérées comme importantes : il fallait que l'on compose une famille, des enfants, et donc que la femme réponde aux désirs de son époux en lui offrant son corps. C'est cela, le devoir conjugal institué.
Mais depuis un demi-siècle environ, nous vivons dans une société sans morale collective, et où chacun, dans ce qui est autorisé par la loi, décide de sa propre morale et de sa vérité, suivant une optique qui est plutôt celle du bonheur personnel. Donc, le devoir conjugal n'a plus lieu d'être. Cependant, il est comme reconstitué de l'intérieur. C'est pour cela qu'un certain nombre de femmes pensent encore aujourd'hui avoir le devoir de se "forcer un peu".
J.C K. : Oui, lorsque les femmes dorment et sont agressées sexuellement, durant leur sommeil, par leur conjoint. Ce sont des expériences réellement traumatisantes. Pourtant, les hommes qui m'en parlaient évoquaient plutôt leur propre désir, le fait de caresser leur partenaire, qui met du temps à se réveiller, trouvaient pour certains "normal" cet harcèlement, cette agression dans l'intimité. L'un des hommes que j'ai interrogé envisageait même de la sensualité à travers cette situation.
J.C K. : Oui. Quand on dépasse la ligne rouge, on observe évidemment des choses horribles : des viols conjugaux, délibérés et impunis, minoritaires mais loin d'être marginaux, qui se doivent d'être traités comme il faut. Les faits d'hommes installés dans leur plaisir égoïste, qui s'en fichent, tant qu'il n'y a pas de réaction de leur femme en retour.
Mais à côté de cela, il y aussi des situations d'incompréhension : certains ne comprennent pas les signaux faibles envoyés par les femmes. C'est pour cela que je parle beaucoup de la limite de la "ligne rouge" qui est à définir, entre le stade de l'incompréhension et celui de l'agression.
J.C K. : Évidemment, c'est aussi à l'homme de s'exprimer, d'être attentif, de demander à la femme si elle a envie, ou non, dans une situation de doute, afin de clarifier la chose. Toute la charge ne doit pas revenir à la femme. D'autant plus que cette question du consentement leur fait bien souvent ressentir de la culpabilité, le fait de croire que l'on est pas "normale" si l'on ne veut pas, mais également de la peur.
Aujourd'hui, je suis convaincu de manière générale que les choses ne s'arrangeront pas en faisant signer un papier "Je suis consentant·e". D'un autre côté, tout faire passer par la parole en permanence n'est pas possible non plus au sein du couple. Mais je constate également que certains hommes, de nos jours, veulent également comprendre, être attentif à l'expression du désir féminin, notamment chez les jeunes. Puis l'on trouve aussi des conjoints de bonne volonté, mais qui ne saisissent vraiment pas tout, alors qu'ils essaient... Toutes ces questions sont compliquées. Elles exigent donc toujours beaucoup de pédagogie. Et d'explications.
Pas envie ce soir, par Jean-Claude Kaufmann.
Editions Les liens qui libèrent, 272 p.