Aïda, c'est d'abord un regard. Calme, posé, perçant. Aïda sent, pressent. Quelque chose cloche. Nous sommes à Srebrenica, petite ville nichée à l'est de la Bosnie, en juillet 1995. Cette professeure a été réquisitionnée comme traductrice pour les Casques bleus néerlandais et se retrouve au coeur des négociations. Alors que la ville, pourtant zone sécuritaire de l'ONU, est assiégée par les forces serbes, la population prise de panique afflue vers la base des Nations Unies. Les civils s'entassent, sans toilette, sans nourriture, tétanisés par la peur. Les frappes aériennes de l'OTAN ne viennent pas. Et à mesure que les soldats serbes avancent, Aïda réalise que le pire est à venir.
La voix d'Aida se vit comme un lent et inéluctable compte-à-rebours vers l'effroi, une escalade oppressante vers l'inimaginable. Car on le sait : ce fameux 11 juillet 1995, 8372 hommes et garçons musulmans furent froidement exécutés par l'armée de la république serbe de Bosnie.
Jasmila Žbanić avait 21 ans à l'époque du génocide. 26 ans plus tard, elle a voulu contribuer, à sa manière, à ce douloureux et nécessaire devoir de mémoire. Explorant la grande Histoire- le pire massacre commis en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale - à travers le destin d'une mère aussi combative que désespérée, la réalisatrice bosniaque signe un film de guerre où l'horreur graphique est reléguée hors-champ. Un récit bouleversant, sans l'ombre d'une goutte de sang, hanté par le regard de la magnifique Jasna Đuričić qui nous transperce l'âme et le coeur.
La réalisatrice bosniaque nous parle de son pays meurtri, du courage de ces survivantes et de la révolution #MeToo qui bouscule (enfin) l'industrie cinématographique.
Jasmila Žbanić : Je vivais à Sarajevo pendant la guerre. J'avais entendu parler de Srebrenica, mais à ce moment-là, nous luttions nous-mêmes pour survivre. Je ne savais pas trop ce qu'il se passait à grande échelle. J'avais juste entendu en 1995 que des villes étaient prises d'assaut par les armées serbes. Ce qui était horrible pour moi car il s'agissait de zones protégées par l'ONU. La violence avait pris le pas sur la civilisation, sur les Nations Unies.
C'est un choc qui est resté ancré en moi durant toutes ces années. Je l'ai ressenti comme une immense trahison. C'est comme si on nous avait dit que les droits humains n'étaient pas importants et que seule la violence prévalait. Cela a été probablement le déclic qui m'a poussée à faire toutes ces recherches sur ce génocide. Puis à en faire un long-métrage. J'ai d'ailleurs trouvé cela incroyable qu'aucun film n'ait été fait avant. Je voulais que les gens sachent ce qui s'était passé.
J.Z : Oui, les femmes de Srebrenica que j'ai rencontrées sont incroyablement fortes, après toutes les tragédies qu'elles ont traversées. J'ai pu parler avec des femmes qui avaient perdu 60 membres de leur famille, trois générations d'hommes qui ont été tuées : des grands-pères, des maris, des fils, des frères... Toute la population masculine a été effacée.
Beaucoup de ces survivantes étaient des femmes au foyer et soudainement, elles ont dû apprendre à gérer des choses auxquelles elles n'avaient jamais eu à penser, car elles vivaient dans une société très patriarcale. Et la façon dont elles ont affronté la tragédie est absolument incroyable, car elles n'ont jamais cherché à se venger, elles n'ont pas sombré dans la haine. Elles demandaient la justice, la vérité : c'est ce dont elles avaient besoin pour survivre. Elles ont tout fait pour que nous arrivions à revivre tous ensemble.
Je trouve cela admirable car si quelqu'un osait toucher à mon enfant, je ne pourrais pas rester aussi humaine. Et je voulais montrer la force de ces femmes qui ont trouvé des ressources pour essayer de reconstruire la société.
J.Z : Oui, j'en ai rencontré beaucoup. J'ai également rencontré des gens comme David Harland qui a écrit le rapport final pour l'ONU. Il y a aussi ce livre écrit par Hasan Nuhanović, Under the UN Flag, qui raconte l'expérience d'un traducteur qui a dû dire aux membres de sa famille de quitter la base de l'ONU et ne les a jamais revus.
J'ai pu récupérer beaucoup de matériel de différentes sources, j'ai collecté toutes ces données, toutes ces émotions sur les événements et j'ai créé mon personnage fictionnel, Aida, qui est la combinaison de tout cela.
J.Z : La guerre permet aux psychopathes et les sociopathes de se dévoiler et de prendre le contrôle des vies humaines. La plupart des êtres humains sont perdus dans ce genre de conflit, ils ne savent pas comment réagir. Mais la guerre est la meilleure plateforme pour les déviants. Et en temps de guerre, ce sont les femmes qui souffrent le plus, car elle est souvent dirigée par des hommes : ce sont eux qui décident de nos vies en imposant leurs décisions politiques.
La plupart des films de guerre sont montrés à travers une perspective masculine. Et cette perspective ne correspond pas à ce que j'ai vécu pendant la guerre. Il y a toujours beaucoup d'action, des images spectaculaires... Hors, la guerre, c'est tristement banal, humiliant. C'est ce que j'ai voulu montrer dans mon film.
J.Z : Je n'aime pas trop les mots "héros" ou "héroïne". Il y a quelque chose de très patriarcal derrière ces termes. Je pense qu'Aïda est absolument formidable dans son humanité, elle est à la fois bonne et mauvaise. Certains de ses voisins lui demandent de sauver leur fils, mais elle ne pense qu'à sauver ses fils à elle : parce qu'elle est humaine, tout simplement. La guerre est effroyable car elle dévoile ce côté sombre, elle fait ressortir des sentiments et des peurs atroces. Ces femmes bosniaques sont magnifiques car elles ont dû lutter, surtout après la guerre. Et elles ont tout fait pour reconstruire une société non-conflictuelle.
J.Z : Certaines des habitantes de Srebrenica ne sont jamais revenues, certaines oui. Et elles ont dû rencontrer leurs agresseurs absolument tous les jours. L'une d'entre elles m'a confié que l'homme qui avait tué son fils était son voisin d'à côté. Après le génocide, Srebrenica est devenue une ville où les femmes ont eu à côtoyer leurs bourreaux quotidiennement.
J.Z : Oui, je vois beaucoup de similitudes avec ce qui se passe actuellement et l'impuissance des Nations unies et des dirigeants politiques à agir. Mais je veux appuyer sur le fait que la guerre survient avant tout à cause du profit. On met souvent cela sur le compte de l'apport de la démocratie dans les zones de conflit, or il est toujours question de profits en vérité.
La guerre en Bosnie est souvent expliquée par le fait que les gens se détestaient à cause de leur religion. On retrouve toujours ces faux prétextes qu'on avance pour couvrir les vraies raisons : que ce soit la religion, la couleur de la peau ou les frontières. Mais ce ne sont que des façades. La guerre en Yougoslavie a eu lieu avant tout par intérêts, pour le profit. Comme l'Afghanistan. Il serait temps d'arrêter avec ces fausses narrations pour justifier ces conflits.
J.Z : Oui, je pense que #Metoo et plein d'autres mouvements ont réellement changé les choses pour les femmes. J'ai récemment lu une interview de Jane Campion qui disait que #MeToo avait été comme la chute du mur de Berlin pour les femmes. J'ai trouvé ça tellement vrai ! J'ai rencontré Jane il y a deux jours et je l'ai embrassée : je la considère comme l'une de ces pionnières qui a dû pulvériser tous ces murs afin que nous puissions avancer.
J'ai fait mon premier film en 2006 et depuis, cela a tellement évolué ! Il reste bien sûr beaucoup de travail à faire, beaucoup d'inégalités. Mais chaque lutte des femmes vaut le coup car le changement est visible.
J.Z : A cause de cette pandémie, je n'ai pas envie de rester dans mon salon à écrire (rires). Mon prochain projet sera donc une collaboration. Je vais tourner une série HBO, The Last of Us, une production américaine pour laquelle on m'a dit : "Vous pouvez avoir ce que vous voulez". C'est la première fois de ma vie qu'on me dit ça, je vais en profiter (rires). Puis je retournerai à mes affaires : j'ai pas mal d'idées, il faudra que je les creuse. Mais là, maintenant, j'ai juste envie d'être sur un plateau de tournage le plus souvent possible. Et d'un petit break après ces cinq années à travailler sur La voix d'Aïda.
La voix d'Aida,
Un film de Jasmila Žbanić
Avec Jasna Đuričić, Izudin Bajrovic...
Sortie au cinéma le 22 septembre 2021