Amusement méta : lire Les femmes aussi sont du voyage, c'est déjà voyager. Dans cet essai limpide, la journaliste Lucie Azema déploie une cartographie genrée des escales aux quatre coins du monde – tout aussi bien historiques que romanesques. On y glisse d'une citation de Karen Blixen (l'autrice de La ferme africaine, dont Out of Africa est l'adaptation ciné) à une évocation des femmes qui se sont travesties pour pouvoir voyager, des lignes (malmenées) de Jack Kerouac à celles, inspirantes, des plus grandes globe-trotteuses et exploratrices de l'impossible.
Le voyage y est perçu comme un état d'esprit, une poétique, un langage. Mais surtout, comme un reflet exacerbé des discriminations et violences observées sur la terre ferme. Récits autobiographiques emplis de descriptions sexistes et racistes, prédominance physique et culturelle de l'homme sur les territoires étrangers, formulations alarmistes décochées à l'adresse de celles qui oseront braver les frontières, seraient-ce celles de leur propre foyer...
Le voyage n'est pas qu'un "pays des merveilles" comme celui d'Alice, nous souffle l'autrice Lucie Azema. Et si la culture du voyage existe bel et bien, elle se révèle intensément patriarcale. Ce qui n'exclut évidemment pas les chemins de traverse émancipateurs. Cette réflexion minutieuse n'est que la face émergée de ce livre multi-sourcé, valorisant aussi bien un matrimoine des voyageuses féminines (et féministes) qu'une approche subjective de l'expérience de l'ailleurs.
Résultat, Les femmes aussi sont du voyage est un opus non seulement vivant et engagé, mais aussi profondément incarné. Toujours pas convaincus ? Voilà quatre raisons de s'y plonger.
Aux prémices de ce manuel d'une autoproclamée "voyageuse au long cours", une image familière : Pénélope tissant et détissant, dans l'attente du retour de son bel Ulysse. Mais pour mille Ulysse qui firent un beau voyage, combien de Pénélope globe-trotteuses ? Interroger la manière dont le patriarcat s'accapare balades, explorations et traversées, mais aussi dont il empêche le voyage des femmes : voilà la ligne directrice de ce panorama.
Pour ce faire, Lucie Azema passe au grill le mythe de l'aventurier viril. Soit cette façon dont films, livres et récits véridiques glorifient l'indépendance masculine, telle la figure du mari qui laisse femme et enfants pour répondre à l'appel de l'aventure - le fameux. Une aura mystique qui semble indémodable. "Par définition, l'aventurier est un électron libre. Soit il n'a pas d'enfants, soit une femme assure pendant son absence la tenue du foyer. L'indépendance émotionnelle, morale ou matérielle du voyageur est centrale", observe l'écrivaine.
Homme indépendant, mais aussi conquérant, qui, des écrits millénaires d'hier aux ouvrages "poignants" d'aujourd'hui, apparaît comme un aventurier qui découvre pour mieux dominer. Il y a à travers le voyage, et surtout sa mise en récits, comme une "fabrique de la masculinité", affirme l'experte. Exemples bien pop à l'appui : les saillies sexistes du célèbre Jack Kerouac sont passées au crible. Entre deux descriptions exaltées, l'auteur de Sur la route n'hésitait jamais à évoquer tel "morceau aguichant" et autre "belle petite poulette". On s'en serait bien passé.
Mais ce sexisme, nous le ressentons d'autant plus à la lecture du chapitre "Porno tropiques", revenant sur les liens étroits entre sexualités et voyages. Sexualités, ou plutôt : fantasmes orientalistes, fétichisations, objectification des femmes dites "exotiques"... de Pierre Loti à Michel Houellebecq.
Comment rétorquer à ces voix masculines ? En ouvrant la voie aux paroles féminines et féministes. Par-delà les voyages des femmes évoqués (ceux de la journaliste Gloria Steinem, de l'alpiniste Lydia Bradey, de l'écrivaine et exploratrice Alexandra David-Néel), c'est bien de voyages féministes dont il est question.
"Occuper la place qu'on aurait prise facilement si l'on avait été un homme : voilà une approche féministe du voyage", assure l'autrice. Derrière ce "si", bien des choses séparant les expériences genrées – violences sexistes et injonctions diverses d'un côté, privilège de la flânerie et mystique du mari marin de l'autre.
Voyager en tant que femme est déjà une forme d'engagement, et la marche aux quatre coins du globe, une sorte de manifestation. En grande partie car cela revient à prendre à bras le corps cette citation de Simone de Beauvoir : "Je n'entends pas affadir ma vie par des prudences".
Mais le voyage féministe ne consiste pas simplement à revendiquer sa liberté par-delà les discriminations. "Le voyage est une expérience de l'humilité : refuser d'être dominée c'est refuser de dominer, instaurer un rapport d'égal à égal avec le monde, une harmonie partagée, un équilibre entre l'être humain et la nature, entre l'être humain et le reste du vivant", lit-on.
Un voyage féministe, c'est aussi une manière d'explorer, bien plus empathique et bien moins polluante que le tout venant touristique. Ce rapport quasi écoféministe à l'autre, à soi et à la nature, Lucie Azema l'énonce en abordant les robinsonades, ces récits de survie où "la voyageuse mute et se dépouille des injonctions liées à son sexe, tend à devenir un être humain dans tout son universalisme".
Dans sa mosaïque de voix itinérantes, l'autrice privilégie bien des visages pour mieux dire le voyage. Parmi eux, ceux des globe-trotteuses noires, apportant un autre point de vue à des expériences témoignant plus volontiers du privilège blanc. Des récits de l'aventurière et infirmière jamaïcaine Mary Seacole au XIXème siècle à la communauté des "blackpackeuses" qui se retrouve sur les réseaux sociaux, exploratrices et routardes rendent compte des territoires foulés du pied comme des remarques sexistes et racistes dont elles font l'objet au détour d'une route, d'un chemin, d'un hôtel.
"Dans l'espace public le corps neutre est le corps masculin, mais pas seulement : c'est aussi le corps blanc", nous explique en ce sens l'autrice. D'où l'importance de ces récits de femmes noires qui, pour reprendre l'adage du livre, désirent elles aussi être "libres de voyager, et libres pour voyager".
Par-delà son approche féministe, Lucie Azema déploie enfin une véritable poétique du voyage. L'on se plaît à glisser le long de ses évocations subtiles érigeant l'escale en rencontre émotionnelle et sensationnelle. Lorsque l'autrice parle de sa passion de l'ailleurs, elle nous partage ce sentiment "de n'être que soi, de vivre dans l'intimité de son propre univers, permettant de s'ouvrir à l'Autre de manière plus libre, authentique, empathique". S'ouvrir à l'autre, tout en savourant sa solitude, ce privilège voué aux hommes.
"Grâce au voyage et à la solitude qu'il offre, les femmes se réapproprient non seulement le dehors, mais aussi le dedans, car il crée un aller-retour de l'un vers l'autre, et lie ces deux espaces jusqu'à les confondre et ne former plus qu'un : le territoire intime de la voyageuse", poétise encore Lucie Azema, pour qui l'escale, introspective, "exige de s'attarder, de prendre refuge, s'entourer de fenêtres pour mieux les traverser".
Dans Les femmes aussi sont du voyage, la plume est aussi mobile que la voyageuse elle-même. Dansante, elle s'exerce à mettre en mots ce qui relève davantage d'un ressenti, d'une escale intérieure, en même temps qu'elle unirait les sensibilités féminines en un tout sororal, simultanément poétique et politique.
C'est aussi ce style qui rend cet essai si remarquable.
Les femmes aussi sont du voyage, par Lucie Azéma
Editions Flammarion, 325 p.