Qu'est-ce qui pourrait sauver l'amour ? Pas Paris, en tout cas ! Car derrière son vernis bright la ville de toutes les romances dévoile un envers plus proche du film Her que de Coup de foudre à Notting Hill : rapport pas hyper sain aux applis, solitudes, déceptions amoureuses, isolement, fantasmes déçus. Tout cela, la journaliste Pauline Machado, qui a écrit plusieurs années pour Terrafemina, l'aborde avec minutie dans Foules sentimentales.
Dans ce très incarné premier essai, l'autrice délivre une très détaillée cartographie de nos sentiments citadins. Comment s'aime-t-on dans les grandes villes ? Pourquoi même à l'ère du dating les célibataires abondent dans la capitale ? Pourquoi des panoramas comme Paris suscitent une idéalisation aveuglante ? Cela a-t-il trait à certains mythes amoureux ancestraux qu'il faudrait déconstruire ? Quels autres facteurs entrent en jeu ?
Une enquête très polyphonique car emplie d'études, de références pop et de témoignages : on y lit entre autres, excusez du peu, le cinéaste Cédric Klapisch, qui s'attarde sur le rôle des grandes villes dans sa "saga Xavier" (L'auberge espagnole, Les poupées russes...), ou comment chaque décor vient symboliser un état amoureux différent. A travers cette voix, et plus encore celle des anonymes convoqués, l'on comprend mieux pourquoi, même dans la ville de l'amour, la flamme s'éteint avant même d'être allumée !
Mais est-on vraiment condamné à finir solo quand on cherche l'âme soeur à Paris, et ailleurs ? Et pourquoi au juste ? Est-ce si grave ? On a longuement échangé avec la journaliste afin d'en avoir... Le coeur net.
Pauline Machado : Il n'y a pas une expérience... mais plein ! Une succession de rendez-vous un peu foireux et d'histoires qui meurent avant même d'être vraiment vécues. Durant plusieurs périodes de ma vingtaine j'ai été effectivement prise dans un véritable tourbillon de dating. Comme beaucoup j'ai souvent expérimenté le même schéma de flirt.
A savoir... Une personne que tu rencontres en ville, dans un bar, dans la rue... Mais à peine tu découvres l'inconnu en question, que tu comprends qu'il peut trouver mieux, ou que tu as mille raisons toi aussi de ne pas poursuivre cette relation. En définitive, on ne prend pas le temps de se connaître vraiment, et cela, c'est très propre à la ville. Car dans les grandes villes comme Paris, on éprouve une frénésie au quotidien. Et cette frénésie se retrouve dans nos rapports amoureux, même les plus éphémères.
P.M : Un peu ! (rires) Rencontrer quelqu'un, s'intéresser à cette personne, puis comprendre qu'elle se désintéresse de toi, et vice et versa, avant de rebondir sur une autre, ce n'est pas évident... Au sein de ce tourbillon propre aux rencontres urbaines, on se confronte naturellement à ce burn out.
P.M : Complètement. A Londres c'est très codifié, les rencontres, très organisé. On vit un premier date, un deuxième date, un troisième, et c'est à ce stade que des conversations plus sérieuses sur ta relation vont commencer. Et puis en terme de rythme et de circulation tout va encore plus vite qu'à Paris là-bas. En France, on est resté, culturellement, au stade de la séduction je pense, des grandes phrases romanesques et engagées, et fatalement, des grandes déceptions qui s'ensuivent. Les problématiques sont différentes aussi.
P.M : C'est vrai, et c'est ce que l'on appelle la "hustle culture" : l'idée libéraliste selon laquelle tout doit aller vite et toujours plus vite, une "culture de l'agitation" qui implique d'être toujours en mouvement, sans prendre de pause.
L'usage des applis de dating a longtemps été très urbain. Il faut dire que l'anonymat relatif qui leur est associé y contribue. Les applis sont façonnées pour un mode de vie très urbain car hors des grandes villes, tu te retrouves trop vite répertorié·e. Tu peux rapidement tomber sur l'ex d'une amie !
Et malgré tout, même à Paris, force est de constater qu'on reste tout de même dans un entresoi, social, culturel, professionnel... C'est paradoxal car malgré la différence de superficie, tu te retrouves vite catégorisé·e.
P.M : Gays, lesbiennes, bis, peuvent facilement tomber dans des pièges. Il y a ceux qui sont tendus par les homophobes dans le but de les agresser [ce documentaire de Médiapart explore ce sujet, ndlr]. Mais ce n'est pas tout car les personnes queer tombent également sur des hétéros qui rêvent d'un plan à trois par exemple, qui fétichisent et fantasment ces situations.
Et puis il y a des inégalités au sein de la communauté LGBT. Une enquête de Numérama focalisée sur les femmes lesbiennes et leur expérience suggère qu'elles ne trouvent pas leur équivalent de "Grindr", l'appli employée par les hommes gays. On trouve à l'heure actuelle des applis plus inclusives comme HER mais leur notoriété n'est pas aussi ample que celle de Tinder ou Bumble.
P.M : Oui, je pense que tous et toutes partagent la même déception, la conséquence d'une glamourisation tout aussi forte de ces grandes villes, envisagées comme des eldorados, des espaces où tout semble facilité et accessible. On me raconte par exemple ce que cela fait de vivre dix ans à Paris sans avoir trouver "l'élu.e", malgré l'infinité des possibilités et des trajectoires éventuelles.
Mais ces conséquences, elles ne sont pas seulement négatives! J'observe que les gens fantasment de moins en moins l'idée d'un "autre" qui viendrait forcément nous combler. C'est positif que l'on déconstruise ces représentations archétypées. Qu'on désacralise l'amour, qui n'est plus forcément perçu comme un but ULTIME pour être heureux ! De nouvelles relations sont chéries en retour. Dans les voix que j'ai pu recueillir, l'amitié, et les amitiés, sont très souvent évoquées. C'est une alternative aux désarrois amoureux.
P.M : Forcément, à Paris, on se retrouve rapidement seul·e, entouré·e de tant de monde. C'est logique puisque seuls 22 % de adultes parisiens sont originaires de la capitale. Parfois, ils sont juste "de passage". Les rapports interpersonnels s'envisagent dès lors autrement et on se retrouve vite face à soi-même.
A force cependant, on a un peu l'habitude d'être seul·e. L'anonymat y est pour beaucoup encore une fois. Peu à peu, on peut commencer à l'apprécier. Etre seul·e oui, mais surtout, être seul·e en paix ! Cette solitude permet de s'extraire de la foule et donc, de survivre à la ville. Loin du brouhaha permanent. D'autant plus qu'elle est aussi synonyme d'activités choisies, d'organisation personnelle, indépendamment du regard des autres.
P.M : Le fabuleux destin d'Amélie Poulain retranscrit bien ces solitudes urbaines, c'est vrai. Et démontre que l'on peut alterner dans ces environnements entre ces moments où l'on choisit d'être solo, et ceux où l'on interagit avec les autres, ce qui se retrouve à travers les attitudes d'Amélie.
Oui, 23 ans plus tard, on s'amuse beaucoup du film de Jean-Pierre Jeunet, car il est totalement carte-postale. Mais on est quand même pas dans Emily in Paris ! Tous les personnages sont exagérés, théâtraux, or, ce sont ceux que l'on rencontre tous les jours : kiosquière, tenancière de bar... S'ils sont fictionnalisés, ils ne sont pas pour autant glamourisés.
Si Amélie Poulain est antérieure aux réseaux sociaux, elle aussi provoque des rencontres. Et si elle passe son temps à chercher ce "date", elle se retrouve totalement paralysée quand il a enfin lieu dans la capitale. Il y a une ambivalence amoureuse qui suscite l'identification. Et puis enfin, ce film exprime exagérément ce que j'aborde : l'idéalisation. Ce personnage idéalise chaque instant, le moindre détail du quotidien, elle le romance.
Et cela traverse sa vie. A ce titre, Le fabuleux destin..., peut s'envisager aujourd'hui comme un film sur le "main character syndrome", une attitude dont témoignent beaucoup de citadins, et que j'aborde dans mon enquête. A savoir, le fait d'envisager chaque instant de sa vie comme la scène d'un film dont l'on serait le héros. Tu crois que le monde est uniquement centré sur toi, ton point de vue, ton attitude et tes actions. C'est totalement Amélie.
P.M : Je me souviens d'une réplique vachement marquante de L'auberge espagnole : quand le personnage de Xavier (Romain Duris) arrive à Barcelone et dit que pour lui, tout est nouveau, mais qu'au bout d'un moment, cette grande rue qui lui est inconnue, il l'aura parcourue dix fois, vingt fois, cent fois. J'y pense tout le temps dès que j'arrive dans une grande ville. On se dit que cet inconnu nous sera, un jour, familier.
Et c'est pareil en amour. Notre regard change, s'élargit, on finit par voir le décor dans son entièreté, comme on le fait d'une personne. Je crois que Klapisch explore cette analogie dans ces films en particulier, entre la découverte d'une ville et celle d'une personne. Je l'interprète comme ça en tout cas. On rencontre toujours une ville et ses quartiers comme on rencontre quelqu'un et ses émotions. Et j'aime beaucoup cette idée (sourire).
Foules sentimentales, comment la ville impacte l'amour, par Pauline Machado. Editions Les Pérégrines. 230 pages.