Se savonner généreusement les paumes et les dos des mains. Frotter avec insistance ses doigts, puis passer le savon dans les espaces interdigitaux (entre les doigts), les poignets, les ongles. On le comprend, bien se laver les mains, cela n'a rien de très sorcier. Et pourtant, il semblerait que ce geste sanitaire de premier ordre, plus que jamais nécessaire alors que la pandémie de coronavirus continue de faire des malades et des morts à travers le monde, ne soit pas aussi bien respecté par tout un chacun. En vérité, il diviserait même les sexes.
Car si l'on en croit ce passionnant article du New York Times, les femmes se laveraient davantage les mains que les hommes. Non contente de prendre plus au sérieux la cause écologiste (puisque les mecs trouvent ça "trop gay"), la gent féminine serait également "number one" sur le plan hygiénique. Il faudrait peut-être s'en inquiéter.
Que nous apprend au juste cette enquête ? Que, si l'on en croit une étude menée il y a dix ans de cela par l'American Cleaning Institute et l'American Microbiology Society, les hommes seraient moins susceptibles de se laver les mains "après avoir caressé un animal, manipulé de la nourriture, toussé ou éternué". Même son de cloche en 2018 : un sondage de la société d'études de marché Ipsos révèle que davantage de femmes considèrent ce geste "barrière" élémentaire comme une pratique "très importante" voire "un comportement crucial", après être allée aux toilettes (91% de femmes le pensent, contre 84% de mecs) ou avoir emprunté les transports en commun (74% d'adhésion féminine contre 66% de "oui" masculins).
Un écart loin d'être anecdotique. Pour Rosie Frasso, directrice du programme de santé publique de l'Université Thomas Jefferson, ce sont les stéréotypes de genre qui influent notre rapport basique à l'hygiène. Pour la bonne raison que les femmes sont depuis des siècles cantonnées aux tâches ménagères, au soin et à la propreté. "Traditionnellement, les femmes étaient associées à la préparation des repas et au nettoyage de la maison, plus susceptibles de changer les couches, et ces rôles les ont incité à penser différemment le lavage des mains", déclare Frasso. On pourrait voir là le versant sanitaire d'une construction sociale centenaire : le cliché de la "fée du logis", décortiqué par la journaliste féministe Mona Chollet dans son essai Chez Soi.
"Les femmes sont à environ 50 % plus susceptibles que les hommes de respecter des pratiques comme le lavage de mains, l'usage de masques ou la distanciation sociale", assure à l'unisson Kelly Moran, autrice d'une étude du laboratoire national de Los Alamos sur les comportements de protection en cas de pandémies. Ce n'est pas juste une question de réflexes, assure le New York Times, mais de perception différente du risque. Rosie Frasso résume la situation avec humour : bien des mecs se sentent "trop machos pour s'inquiéter des germes". Par virilisme donc. Et aussi parce que leurs consultations médicales, l'attention qu'ils portent à leurs corps, mais aussi aux problématiques sanitaires en général, sont bien moindres que celles des femmes.
Le lavage de mains serait-il donc genré ? Bien des facteurs tendent à le laisser penser. "Les femmes sont plus orientées vers le domicile et la famille, percevant principalement les risques comme des menaces pour leur famille et leur domicile, alors que les préoccupations des hommes sont plus liées à leur vie professionnelle et aux problèmes économiques", énonce à ce titre une étude du département de sociologie de l'université de Götoborg datée de 2006. A cela, il faut ajouter des clichés populaires énoncés par cet article de Slate, comme celui de la maman "maniaque" ou de la ménagère parfaite. De véritables images d'Epinal.
Mais ces illustrations vieillottes dissimulent toute une histoire de l'hygiène qui s'écrit au féminin. Du rôle imposé dès le 19e siècle aux femmes au foyer (responsables de la bonne santé de leur famille et du bon état de leur domicile) aux publicités pour des produits nettoyants qui ont submergé la société consumériste, en passant par les messages très culpabilisants diffusés au cours du 20e siècle (après la découverte de la théorie des microbes se propage ce discours selon lequel "si les bébés mouraient, c'était peut-être à cause de l'hygiène douteuse de leurs mères"), les femmes ont toujours été en première ligne.
Aujourd'hui, on pourrait croire que le contexte exceptionnel de pandémie que nous vivons pourrait faire l'effet d'un électrochoc, éveiller des consciences et déboulonner ces normes sociales inconscientes. Espérons-le. Mais pour cela il faudrait, par-delà le lavage de mains (un geste individuel qui peut sauver autrui), reconsidérer la propreté au sens global, en incitantles familles et couples en confinement à s'assurer de l'égale répartition des tâches ménagères par exemple. Histoire de passer un savon aux préjugés les plus réacs.