Elles habitent dans le même immeuble, ne se connaissent pas forcément, mais elles partagent un point commun : toutes sont animées de désir, qu'il soit incandescent, naissant, vacillant, fragile. De Violette, la mère questionnée sur l'orgasme par son ado, à Charlie qui quitte son boyfriend parce qu'elle ne veut pas d'enfant, en passant par Yumi qui se réapproprie son corps meurtri en dansant, ces "neuf meufs" doutent, espèrent, osent, basculent, surprennent.
En glissant sa caméra aussi furtivement (9x10 minutes) qu'amoureusement dans l'intimité de ces héroïnes joliment ordinaires, Emma de Caunes brosse une galerie de portraits tendre, moderne et subtile, explorant toute la belle complexité des nanas d'aujourd'hui.
Nous avons papoté avec la réalisatrice et scénariste de Neuf meufs de la représentation du désir féminin à l'écran, de son regard sur les actrices, d'éducation féministe et de cette révolution #MeToo à laquelle elle a activement participé.
Emma de Caunes : De mon envie d'écrire des portraits de femmes, qui résonneraient avec des femmes que je connais, que j'ai connues, qui me ressemblent parfois. Avec Diastème, mon ami de longue date et coauteur, nous sommes partis sur le format court, que nous aimons beaucoup. Avoir 10 minutes pour faire passer une émotion, c'est un véritable challenge.
La première histoire que j'ai écrite est celle de Violette, incarnée par Mademoiselle Agnès, qui y joue avec ma fille Nina. Tout a été fait à l'arrache, auto-produit, tourné très rapidement. Lorsque Canal + m'a proposé d'en faire toute une série, j'ai sauté sur l'occasion.
EdC : Nous avions envie d'écrire des petits moments de vie, des événements qui peuvent arriver à toutes les femmes, qui les transforment, sans qu'ils ne soient spectaculaires pour autant. En fait, nous nous sommes aperçus que le vrai sujet de cette série était le désir. Il y a le désir frustré, celui qui vous tombe dessus sans prévenir, l'inassouvi, celui qui commence à monter, celui qui a disparu, le non-désir d'enfant... Voilà leur point commun.
EdC : Ce n'était pourtant pas voulu à la base ! (rires) Dans les Créations décalées de Canal +, la seule contrainte est l'unité de temps ou de lieu. Du coup, nous avons choisi de planter toutes nos histoires dans un même immeuble, situé dans le 11e arrondissement de Paris. Cela m'a plu, car rentrer dans l'appartement de quelqu'un est très intime, cela révèle beaucoup de choses sur la personne. C'est pour cela que nous avons énormément travaillé sur les détails du décor : nous voulions que l'on apprenne des choses sur les filles dans la façon dont elles ont agencé leur intérieur.
EdC : Je m'aperçois que oui. Et il faut croire que cela me manquait pour que j'écrive là-dessus. On peut parler du désir charnel, de la passion amoureuse, mais les choses moins spectaculaires ne sont pas souvent traitées du côté des personnages féminins. Et d'ailleurs, j'ai des retours de femmes qui me disent qu'elles se retrouvent dans ces histoires, que cela résonne en elles, que cela leur rappelle une amie... C'est le plus beau compliment qu'on puisse me faire.
Nous sommes à une époque où la parole se libère énormément, ça bouge dans les grandes profondeurs. Et le désir féminin en fait partie. Il est donc important de le montrer sans qu'il ne soit "hystérique" ou caricatural.
EdC : J'avais envie de beaucoup de sensualité. Je regarde toutes ces actrices avec des yeux d'amour, je souhaitais leur rendre hommage. Et j'ai eu la chance d'avoir un chef opérateur fabuleux, Nicolas Bordier, qui a une sensibilité incroyable. Je voulais qu'elles se sentent belles, à l'aise, qu'elles puissent se libérer et être complètement dans le jeu. Au final, j'ai eu droit à des moments complètement magiques.
EdC : Le cinéma est politique par définition. Et le féminisme en 2021, c'est une évidence. Je ne suis pas "militante" dans mon cinéma, sinon, ça serait beaucoup plus violent (rires). Mais oui, donner la parole et de la place aux femmes est militant en soi.
D'ailleurs, ce n'est pas comme s'il y avait beaucoup de séries qui se tournent avec des rôles de femmes en ce moment, même si les choses commencent à bouger. J'ai par exemple commencé à regarder cette série sur Apple TV, Losing Alice, sur une femme de 50 ans. Et puis il y a eu I May Destroy You sur HBO de cette fille géniale, Michaela Coel. Ca prend du temps, mais c'est en train d'arriver !
EdC : Donner de plus en plus leur chance à des autrices qui ont des choses à dire. Pour autant, je n'entame aucune guerre contre les mecs et d'ailleurs, c'était l'un de nos points d'honneur avec Diastème dans Neuf meufs : dépeindre des hommes qui ne soient pas des connards, mais des personnages sensibles, fragiles.
EdC : Je les aime tous car chacun d'entre eux raconte quelque chose de très personnel de moi. Mais j'ai une tendresse particulière pour celui de Violette : c'est celui qui a été le déclencheur, ma fille Nina joue dedans, on y découvre Mademoiselle Agnès en comédienne et c'était un vrai plaisir de la voir éclore.
EdC : Je lui ai d'abord demandé : "Tu es sûre ?". Malheureusement, les chiens ne font pas des chats. Je lui ai dit qu'il fallait qu'elle ait d'autres choses à côté qui la passionnent. Actrice est un métier très difficile : dépendre du regard des autres, de la mode... Je l'ai vécu et j'aimerais la protéger de cela. Je ne vais pas trop freiner ses ardeurs, mais je joue mon rôle de maman aussi.
EdC : Oui, mais je pense que ces hommes sont un peu moins bruyants qu'auparavant et réfléchissent un peu plus avant de parler ou de mal agir. C'est une petite victoire et j'en suis un peu fière. J'ai témoigné contre Harvey Weinstein en octobre 2017 et je n'aurais jamais imaginé que cela ait autant d'impact.
A l'époque, nous étions quelques-unes à nous serrer les coudes, on s'est lancées, nous avons parlé et c'est devenu ce mouvement #MeToo, c'est fou. J'ose espérer que depuis, le milieu a évolué. Je le crois.
EdC : Je pense que c'est culturel. Je regardais récemment les micros-trottoirs de l'INA filmés dans les années 80 : la place de la femme était à la maison, on lui demandait de ne pas trop faire chier, on lui mettait une petite main au cul et hop, on n'en parlait plus, ce n'était "pas bien méchant"... Les Américains, eux, sortent direct les avocats. Là-bas, ça marche à coup de procès. Cette menace permanente est peut-être plus intimidante.
Et puis en France, si on commence à soulever le tapis... Entre ceux qui savaient, ceux qui n'ont rien dit, ceux qui ont fait "comme si". Si on commence à remonter dans le temps, on n'a pas fini et ce sont des batailles malheureusement un peu perdues.
Alors oui, ça met plus de temps en France, mais c'est en train de bouger. En fait, ce qui m'intéresse, c'est l'avenir. C'est à nous de bien éduquer les jeunes garçons, de leur expliquer que "quand c'est non, c'est non". C'est primordial. Comment élève-t-on les enfants aujourd'hui, comment on leur inculque le respect, le consentement ? C'est à notre génération de leur montrer les limites.
EdC : J'adorerais faire une suite à Neuf meufs. Je croise les doigts.
Neuf meufs
À partir du 15 février 2021 sur CANAL+ et myCANAL