Ragots, potins, rumeurs... Plusieurs noms, une seule application. Gossip, lancée il y a un mois sur l'iTunes Store d'Apple, est devenue en quelques jours le nouveau passe-temps favori des adolescents. Le principe de cette appli pas comme les autres : poster et consulter, de façon anonyme, des ragots à propos des personnes appartenant à ses contacts téléphoniques ou à ses "amis" Facebook.
L'application, qui ambitionne de "démocratiser les potins", devient ainsi le porte-voix de la rumeur en ligne, empruntant les codes des réseaux sociaux déjà bien connus. A l'image de Twitter, le texte généré par l'utilisateur ne peut pas dépasser 140 signes, avec la possibilité d'identifier les personnes concernées. Ces "ragots éphémères" apparaissent alors dix secondes sur l'écran avant de disparaître définitivement, comme le propose déjà l'application Snapchat. Le concept propose enfin de joindre à son potin une "preuve" photo ou vidéo.
Directement inspirée de la série à succès Gossip Girl, dans laquelle un "corbeau" révèle sur un blog les rumeurs d'étudiants de Manhattan, l'application revendique plus de 60 000 téléchargements depuis son lancement. Un succès qui touche en priorité les cours de récréation où nombre d'ados se sont appropriés le concept. Problème : les potins se sont multipliés à vitesse grand V, occasionnant des situations délétères dans certains établissements scolaires.
C'est notamment le cas du collège épiscopal Saint-Etienne de Strasbourg, dans lequel les élèves ont constaté l'ambiance malsaine engendrée par l'appli : "Au début, c'était bon enfant, avec des rumeurs comme untel a embrassé untel. Mais certains en ont profité pour se moquer des autres", raconte un lycéen contacté par l'Obs. "Des gens ont été attaqués sur leur sexualité, leur apparence (poids, taille) ou leur situation financière. Je pense que ça en a fait pleurer plus d'un. Cela a créé une ambiance horrible. A la pause de 10 heures, tout le monde était sur son téléphone à essayer de savoir qui était à l'origine des ragots".
Un autre élève du même établissement fait le même constat sur le site 20 Minutes : "Il y a eu un effet boule de neige qui a gagné toutes les classes d'âge". "Derrière son téléphone, on peut créer un harcèlement. C'est super lâche ! On ne sait pas d'où ça vient, il n'y a pas de limites. Une personne très sensible peut être perdue, bouleversée, et ça peut être tragique", prévient le jeune homme avec gravité.
Fort de son succès, le concept est devenu quasi-addictif pour ses utilisateurs. . "Comme tout le monde, j'aime connaître les ragots", reconnaît une élève de seconde chez Madame Figaro qui constate : "Même consciente du caractère oppressant de l'application, elle reste connectée, 'curieuse de lire les potins sur ses camarades' ".
Devenu le lieu de toutes les rumeurs, même les plus absurdes, Gossip capitalise sur le syndrome de la popularité, très présent dans les collèges. "Parce que pour qu'il y ait popularité, il faut qu'en creux existent des collégiens qui n'en ont pas. Sinon, la popularité perd de son formidable impact", analyse la psychopraticienne Emmanuelle Piquet qui n'hésite pas à voir dans ce type d'application un véritable pouvoir de nuisance, à l'usage des ados dénonciateurs soucieux de leur image.
"L'anonymat facilite et protège. L'écran supprime l'empathie, l'altérité. L'enfant est seul face au monde extérieur et personne n'est là pour l'aider à gérer ses émotions", complète auprès du Point Hélène Romano, Docteur en psychopathologie clinique et auteur de L'Enfant face au traumatisme.
En cristallisant ces comportements, l'application Gossip s'est attirée les foudres de nombreux internautes. Sur la page iTunes de téléchargement de l'application, plusieurs d'entre eux ont ainsi fait part de leur surprise de voir un tel concept prospérer sur la toile. " 'Honteux' est le seul mot qui, je pense, convient à ce genre de systèmes. Des réseaux sociaux ? Non. Plutôt des réseaux destructeurs. À quoi bon juger, se moquer, humilier ?", réagit un commentateur.
Face aux conséquences de son appli, la créatrice du concept Cindy Moulay reconnaît être "choquée par l'utilisation" qui est faite de son idée. "Ce n'était pas du tout le but", se défend la jeune Parisienne qui reconnaît avoir été "un peu naïve". "Je voulais que ma cible soit des 20-35 ans actifs (...) Il y a eu une erreur sur iTunes qui a permis aux internautes de s'inscrire dès l'âge de 12 ans".
Devant l'ampleur prise par la situation dans certains établissements, des syndicats de lycéens sont montés au créneau. Parmi eux, la Fédération indépendante et démocratique des lycéens (FIDL) "appelle à la fermeture immédiate" de Gossip, soulignant que "l'objectif de cette plateforme n'est pas de jouer mais bien de nuire aux autres" et qu'elle "encourage le harcèlement". Un mot qui n'est pas choisi au hasard puisque le phénomène toucherait 700 000 élèves chaque année selon le ministère de l'Éducation nationale.
Gossip n'est, en la matière, pas la seule application à être victime de son succès. Aux Etats-Unis, des applications similaires telles que Yik Yak (dont nous vous avions déjà parlé), Whisper, Chuck ou Secret sont régulièrement dénoncés pour leur rôle dans la diffusion de rumeurs, propos misogynes, insultes voire menaces. La dernière, "qui avait connu un succès fulgurant à son lancement début 2014, a mis la clé sous la porte en avril", rapporte d'ailleurs LeMonde.fr.
Consciente des risques de cyber-harcèlement créés par son application, Cindy Moulay a suspendu celle-ci. Inacessible depuis mercredi 3 juin, l'appli affiche désormais ce message sur l'écran des utilisateurs : "Suite aux nombreuses réactions suscitées par Gossip, nous avons pris la décision de mettre l'application hors service quelques jours, le temps de mettre en place un système de modération plus élaboré".
Prenant le problème très au sérieux, Najat-Vallaud-Belkacem a estimé mercredi 3 juin que Gossip "contribue au harcèlement scolaire". La ministre de l'Education nationale a appelé à "une extrême vigilance sur la teneur des messages qui seraient mis en ligne". Dans un communiqué, la ministre a demandé aux recteurs d'académie, avec l'aide des chefs d'établissement des lycées et collèges, de signaler aux procureurs de la République "tous propos injurieux ou diffamatoires proférés à l'encontre d'élèves ou de personnels". "La réouverture de cette application pourrait venir affecter un climat serein au sein des établissements", a tenu à prévenir Najat Vallaud-Belkacem.