Faut-il vivre hors du monde pour s'en protéger ? Une question d'autant plus d'actualité après plus d'un an de pandémie, de confinements et de couvre-feux divers. Cet enjeu d'actualité, qui est celui du repli sur soi, la psychanalyste Sophie Braun l'interroge dans son limpide essai La tentation du repli, recueil d'observations et de témoignages éloquents de patients et patientes ayant cédé à ladite "tentation".
Il y est autant question de jeunes Français et Françaises angoissés que des hikikomori, ces citoyens japonais, ados mais pas que, qui se coupent volontairement de toute sociabilité en restant cloitrés chez eux, commandant leurs repas et passant leurs journées devant leur ordinateur, entre jeux vidéo et réseaux sociaux.
Mais loin des phénomènes culturels aussi spécifiques, le repli sur soi éclot de maux collectifs inhérents aux sociétés consuméristes modernes : le burn out, le stress du à la compétitivité, les pressions sociales qui étouffent dès l'école... Et ce n'est pas le Covid qui va arranger cela, bien au contraire.
Sophie Braun nous explique pourquoi.
Sophie Braun : Je dirais qu'il y a des formes très dures (comme le phénomène des hikikomori au Japon, les phobies sociales, les phobies scolaires, les gens qui n'arrivent plus à sortir de chez eux) et des formes plus douces de repli sur soi, qui se développaient bien avant le Covid et ont été accentuées par la pandémie : celles et ceux qui rentrent chez eux le soir, se font livrer à manger, regardent en boucle des séries (par exemple) et se contentent de cela. En somme, ils ne font plus l'effort d'aller vers l'autre, à son contact.
C'est une forme de repli sur soi qui se développe très vite aujourd'hui. Je pense que le Covid a amené une réflexion chez certains : "à quoi ça sert au juste, de voir les autres ?". Car l'on se dit que chez soi, avec Netflix, on est "pas si mal". Mais cela induit une façon de penser plutôt inquiétante.
Il faut distinguer les replis sur soi des introvertis qui ont une vie intérieure riche (la vie spirituelle des ermites, par exemple, ou simplement celles et ceux qui écrivent, qui lisent), ceux qui nourrissent une forme de créativité, du repli sur soi de ceux qui ne supportent simplement plus la violence du monde.
Ce repli peut être lié à une forme de catastrophisme ambiant qui n'est pas sans conséquences sur le psychisme humain, car il génère un sentiment d'impuissance, l'impression de ne pas avoir sa place dans le monde.
Au fond le repli sur soi, quand il induit des activités comme l'écriture, la lecture, n'en est pas vraiment un, car il suggère un contact avec la créativité. Un même domaine comme le jeu vidéo peut d'ailleurs induire un vrai rapport à la créativité (les jeux en réseau, qui permettent un rapport à l'autre) mais aussi une impression de fuite totale (comme les parties de Candy Crush, où l'on passe son temps à accumuler des formes sur son smartphone, passivement). Une activité peut être stimulante mais elle ne doit pas engendrer un trop-plein, une dépendance.
SB : Il est encore trop tôt pour le dire, après un an de pandémie. J'observe cependant à travers ce contexte une montée de la peur, et un sentiment extrêmement fort que le monde, et les autres, seraient toxiques. Des grands-parents ont par exemple peur de leurs petits enfants avec le coronavirus, et je considère cela comme une révolution anthropologique, en terme de relations affectives.
Il y a un sentiment de dangerosité de l'autre qui peut avoir des conséquences importantes, psychologiquement et émotionnellement. Avant le Covid, l'autre était quelqu'un de potentiellement agressif, qui pouvait nous déranger dans notre confort. Mais avec le Covid, il est devenu dangereux. Et ça, c'est un vrai changement.
Cela étant, je l'observe moins les jeunes. En interrogeant mes patients qui le sont, j'ai pu remarquer que l'ouverture des terrasses les enthousiasmait, ce qui n'est pas le cas des patients plus âgés. Les jeunes se disent : "La vie reprend", alors que les autres regrettent le silence (sourire).
SB : Si, mais c'est également profondément humain d'être en relation avec les autres. Le médecin psychiatre Carl Jung dit que l'on doit "tenir ensemble des opposés". Comme le symbole du Yin et du Yang dans la philosophie chinoise, tout n'est pas tout noir tout blanc dans la vie, les deux s'interpénètrent. A cette image, il faut se protéger du virus, bien sûr, mais cela n'empêche pas le lien à l'autre, le fait de revoir des gens actuellement par exemple.
Ces deux faits ne sont pas antinomiques. Cliver les choses, que cela soit psychologiquement, socialement ou collectivement, n'est jamais très sain, et peut provoquer le développement d'une phobie.
SB : C'est vrai, nous vivons dans une société qui nous propose en permanence des injonctions paradoxales. Je pense au livre d'un psychanalyste et psychiatre américain, Harold Searles : L'effort pour rendre l'autre fou. La thèse est celle ci : on devient schizophrène en étant élevé dans des injonctions paradoxales. Pour la simple raison que ce que l'on voit n'est pas ce que l'on nous dit.
De même, la société nous fait croire, enfant, que l'on a tous les droits – celui de choisir, son orientation, son métier, sa vie – puis l'on se confronte très vite à un système qui en vérité ne prend pas en compte l'individu. Si des élèves font des bêtises, ou à l'inverse sont très bons, un professeur peut les voir individuellement, mais le reste se fait surtout au moment des conseils d'orientation. Il n'y a pas de prise en compte de l'individu.
Dans notre société, on se dit qu'avoir confiance en soi, c'est penser qu'on est bon quelque part, peut-être qu'on est le meilleur. Mais pour moi, la confiance en soi, c'est le droit de se tromper et de se relever si l'on se trompe. Et également, de pouvoir faire confiance à ses ressentis. Or les injonctions paradoxales de notre société nous empêchent cela.
SB : Oui, j'ai peur que l'on se dirige peu à peu vers ce phénomène culturel au sein de nos pays occidentaux, avec toutes ces personnes qui sont en dépression, qui ont fait burn out et ne veulent plus retourner au boulot, qui font l'objet de phobies sociales, de fatigue mentale... On en est pas au stade du hikikomori qui reste cloîtré chez lui. Mais je pense qu'on observe de plus en plus de gens être passifs et vivre leur vie de cette manière, ne pas aller au bout de leurs désirs, et ne plus envisager la dimension physique de la vie.
SB : Disons que d'un côté y a des jeunes qui se révoltent effectivement, et tant mieux, et d'un autre côté, toute une frange de jeunes hommes et femmes désabusés, qui se sentent exclus du monde qu'on leur propose, éprouvent une forme de découragement global.
Leurs anxiétés suggèrent plus généralement qu'il y a quelque chose dans notre modèle de civilisation, en lien avec le psychisme humain qui ne fonctionne pas – et cela est d'autant plus clair quand l'on prend en compte le nombre de personnes consommant des anxiolytiques, des antidépresseurs, de fortes doses d'alcool...
SB : Il faut arrêter de se dire que l'on est impuissant. Car le repli sur soi est lié à ce sentiment d'impuissance face au monde, qui nous rend passif. Or, quel que soit l'âge que l'on a, le monde de demain va être celui que nous allons construire. Nous avons de la valeur, nous avons une marge de manoeuvre, un vrai pouvoir dans notre façon d'être, pour soi et autour de soi.
Ce monde peut être changé et amélioré, sur des petites comme sur des grandes choses. Nous avons la possibilité psychique de nous opposer à certaines choses comme la fatalité, de sortir de la souffrance... d'agir.
La tentation du repli, par Sophie Braun
Editions du Mauconduit, 190 p.