A 85 ans, Thérèse Clerc est l’une de ces personnes qui ont gardé foi dans leurs idéaux. Energique, enthousiaste et pleine d’humour, elle porte depuis 13 ans un projet original implanté au cœur de sa ville, Montreuil, qu’elle habite depuis 40 ans : la Maison des Babayagas. « La Baba Yaga est une sorcière mi blanche mi noire de la mythologie slave. J’ai trouvé que ce nom nous conviendrait bien, même si l’on ne croquera pas les enfants », plaisante-t-elle. De quoi sera donc faite cette maison ? « Ce sera un lieu de vie pour vieilles qui veulent rester bien vivantes jusqu’à la mort ». Au total, 21 résidentes qui souhaitent vivre leur vieillesse dans un endroit chaleureux et solidaire, loin de la solitude qui constitue le lot commun de bien des personnes âgées dans notre société, emménageront dans la Maison au mois d’octobre prochain. « Chacune aura son appartement, dont le loyer oscillera entre 205 et 400 euros. Nous disposerons, en bas de l’immeuble, d’un espace de 120 mètres carrés pour organiser les universités populaires ». Il n’y a pas d’âge pour apprendre et exercer son intellect. C’est le credo de Thérèse Clerc qui souhaite mettre en place des débats, avec des intervenants que les résidentes choisiront ensemble, sur des thèmes comme la vieillesse, la mort, mais aussi la décroissance ou d’autres sujets de société. D’autres collectifs de la ville seront également invités, pour échanger les connaissances et les expériences. Bonne vivante, elle prévoit déjà des repas et des apéros de quartiers, en accord avec la devise de la Maison, visible sur le site la Maison des Babayagas : « vieillir vieux c’est bien, mais vieillir bien c’est mieux ».
Les quatre piliers sur lesquels reposera la maison sont la solidarité, la citoyenneté, l’écologie et l’autogestion. En s’installant, toutes les résidentes s’engagent à participer collectivement à la vie de la maison et à l’organisation des universités populaires. Le travail collectif a d’ailleurs déjà bien commencé. Si Thérèse Clerc porte une grande part du projet, elle est fortement épaulée par ses compagnes : « certaines sont douées en informatique, d’autres portées sur le juridique. Moi je suis celle qui répand la bonne nouvelle des Babayagas ». La Maison n’accueillera que des femmes. « En tant que féministe, j’estime que la non mixité est plus propice à l’expression et à l’épanouissement des femmes », justifie-t-elle.
Un parcours remarquable
Issue d’une famille plutôt traditionnelle, mariée jeune, rien ne prédestinait Thérèse Clerc à mener les combats dans lesquels elle s’est engagée. « J’ai découvert la politique en allant à l’église », se plaît-elle à expliquer, savourant l’étonnement de ses interlocuteurs. « Ce sont les prêtres-ouvriers (un mouvement de prêtres engagés dans des expériences associatives ou professionnelles) qui m’ont enseigné Marx », continue-t-elle. Son engagement féministe naît en 1968, lors de la vague d’émancipation qui secoue la société française. Sans travail ni formation et déjà mère de plusieurs enfants, elle quitte son mari et rejoint le Mouvement des Femmes. Elle découvre dans la foulée le lesbianisme, qui constitue alors une véritable pratique politique. Elle se bat pour la contraception, intègre le MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et la contraception, créé en 1973). Elle devient avorteuse, alors que cet acte est toujours criminalisé. « C’était très difficile, nous étions vues comme des femmes assassins », se souvient-elle. « J’ai pratiqué beaucoup d’avortements, la plupart sur la table de mon salon, avec un moteur de réfrigérateur trafiqué et transformé en aspirateur. Des médecins engagés nous avaient appris comment faire », relate-t-elle. « L’avortement pratiqué dans ces conditions est dangereux. Les utérus étaient souvent abîmés. On a eu le cas d’une jeune femme qui a fait une hémorragie ».
Dans son immeuble, tout le monde est au courant, la solidarité s’organise. Les voisines amènent des gâteaux et du café pour réconforter les jeunes femmes après l’acte. Les avorteuses pouvaient parfois aussi compter sur la complicité de médecins officiant en cliniques, et engagés dans le mouvement. « Je ne remercierai jamais assez Simone Veil pour le projet de loi sur l’avortement médicalisé », conclut-elle.
Une militante infatigable
Thérèse Clerc n’en n’est pas à son premier projet. Elle a déjà créé la Maison des Femmes de Montreuil qui accueille les femmes, leur prodigue des conseils juridiques et personnels, et organise pour elles et avec elles toute sorte d’ateliers (arts, autodéfense, débats). Un espace également non mixte, pas toujours très bien perçu. « Il y a beaucoup d’hommes qui voient d’un mauvais œil un lieu uniquement composé de femmes. Nous essuyons encore pas mal d’insultes, la porte du local a été retrouvée plusieurs fois fracassée ». Qu’importe, elle ne se décourage pas. Aujourd’hui, elle milite encore pour le droit à l’euthanasie, parce qu' « il n'y a pas de raison de laisser mourir les gens pendant des semaines sous perfusion alors qu’ils souffrent et qu’il n’y a rien à faire ». Jusqu’à récemment, elle faisait des interventions dans les lycées sur des questions féministes. Aujourd’hui, elle se déplace en province pour impulser la création d’autres Maisons des Babayagas. Certains chantiers sont déjà en cours. « On aura notre chaîne de Babayagas, comme le Hilton », plaisante-t-elle. Elle s’intéresse aussi à la sexualité des personnes âgées, en encourageant les femmes de son âge à ne pas renoncer au plaisir. Elle a récemment participé à un documentaire sur les personnes homosexuelles âgées, « les Invisibles », sélectionné au Festival de Cannes. Elle prépare aussi un congrès sur les « vieux homos », comme elle les appelle.
Thérèse Clerc fait partie de ces personnes qui donnent à voir un autre visage de la vieillesse. Une vision où se conjuguent vie active, vie sociale, solidarité, enthousiasme et envie d’avancer. Une vision qui dédramatise ce moment de la vie, et plaide pour une vieillesse épanouissante et riche en expériences.
Viviane Clermont
Crédit photo : Photodisc
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