Comment "réparer un homme violent" ? Le journaliste Mathieu Palain, auteur d'une série de podcasts très remarqués sur le sujet pour France Culture en 2019, s'est posé la question en intégrant des mois durant un groupe de parole d'hommes reconnus coupables de violences conjugales. En a résulté Nos pères, nos frères, nos amis, une immersion complexe et polyphonique traversée de réflexions, de doutes et d'amertume.
En rapportant la parole des agresseurs, mais aussi des victimes, le journaliste ne se contente pas d'interroger la psychologie de ces hommes confrontés à leur brutalité. C'est l'éternel enjeu des rapports de domination qui se retrouve sur le grill, problématique sociale décortiquée par une plume abrupte et sèche. Au gré des voix s'affirme l'importance de poser les bonnes questions, de chercher les origines du mâle, certes, mais avant tout, d'inviter les lecteurs masculins à une plus large introspection. Une interrogation sourde, qui fait société.
Un récit nécessaire, donc. Et qui exigeait bien un échange avec son auteur.
Mathieu Palain : En fait, tout a commencé en posant des questions aux femmes. Avant ces six mois d'immersion dans ce groupe de parole d'hommes, j'ai d'abord interrogé ma mère, mes soeurs, ma conjointe. Puis il y a eu cette rencontre avec une jeune femme, Cécile, qui constitue le fil rouge du livre. Elle a été victime de violences physiques, d'insultes...
A côté de ça, il est évident qu'aller écouter ces hommes et passer beaucoup de temps en leur compagnie a fait l'effet d'une complainte difficile. On parle quand même de mecs qui ont exercé des violences. Après avoir recueilli la parole de victimes, je pensais qu'ils allaient facilement passer aux aveux dans ce groupe de parole. Je m'attendais à entendre de leur bouche : "Je l'ai frappée", "Je dois me soigner", "Je crois que j'ai un problème"... Ca aurait été tellement simple.
Mais ce n'est pas ce que j'ai trouvé, quand bien même quelques uns acceptent de faire amende honorable et de travailler sur eux-mêmes, comprennent que le problème vient d'eux.
M.P. : Oui, dans leur tête, les femmes sont des menteuses, des manipulatrices, elles sont tyranniques. On observe souvent un déni très très fort. On se retrouve face à de mecs qui vont volontiers jouer de leur perception du réel pour suggérer, en gros : "Je l'ai pas si tapée que ça".
Mais ces gars, finalement, je les sentais aussi perdus, dans une société qui bouge extrêmement vite. Chez eux, il y a comme une incompréhension, face à l'injonction à changer, à être confronté à son attitude. Il faut préciser que quand j'ai commencé à intégrer ce groupe de paroles à Lyon, on était à peine un an après le mouvement #MeToo. A l'époque, ces hommes sortent de prison, ont été condamnés, et constituent donc une frange minime d'hommes violents qui ont eu à rendre des comptes à la justice.
M.P. : Oui, c'est-à-dire que parmi ces hommes, beaucoup prêtent aux femmes un pouvoir qu'elles n'ont pas. Ils pensent que tout penche en leur faveur et leur permet de se venger facilement des hommes. Or, presque toutes les femmes que j'ai rencontrées pour écrire ce livre ne sont pas parvenues à porter plainte. Dans d'autres cas, les plaintes n'ont pas abouti à une condamnation ou ont fini en main courante.
Les hommes qui pensent ça font partie des rares à avoir vraiment été condamnés, ce qui explique en partie leur raisonnement. Certains d'entre eux pensent même que se remettre en couple avec une femme, c'est prendre le risque de finir en prison... On est en plein Minority Report : c'est le dernier degré de la paranoïa.
M.P. : C'est vrai, ils disent pour beaucoup "du temps de ma mère, c'était tellement bien". Il y a cette idée d'un "c'était mieux avant" qui rentre en résonance avec leur présent d'hommes condamnés - car bien souvent la graine de la violence a émergé durant l'enfance, à travers l'éducation. C'est d'ailleurs Liliane Daligand, cette psychiatre experte dans le sujet (autrice des livres Les violences conjugales et Violences conjugales en guise d'amour), qui a fait le parallèle entre une mère déifiée, presque sans défaut, et une épouse qui "ne fera jamais aussi bien"...
Cela démontre aussi à quel point ces hommes violents sont très immatures, ils ne tirent pas forcément une jouissance de leurs manipulations, on est pas toujours dans le Mon Roi de Maïwenn - qui dépeint un homme charismatique, jouisseur, intelligent dans sa manière perverse d'exercer sa violence.
M.P. : Ces rapports sont à l'oeuvre tout le temps, d'où le titre englobant de cette enquête : nos pères, nos frères, nos amis. C'est ce qui fait qu'un couple va être envenimé par la violence. L'homme va avoir tendance à se placer en chef de famille qui a le dernier mot, va asseoir son autorité. Très vite, le sujet initial de la dispute, quand il y a dispute, importe peu : il s'agit avant tout de savoir qui va gagner le combat sur l'autre. Un rapport de force qui tourne très souvent à l'avantage de l'homme.
Et tout cela s'explique par un héritage de siècles de domination masculine. Les hommes se sont construits sur des clichés concernant ce que doit être un mec, autrement dit un modèle de virilité (ne pas pleurer, garder ses émotions en soi, être mutique), mais aussi sur ce que doit être une "bonne" femme. Des modèles qui au final bâtissent des blocs incapables de réagir correctement lorsqu'ils sont confrontés à ce qu'ils perçoivent comme de l'humiliation, du manque de respect, de l'insulte et du mépris.
La réaction majoritaire, c'est donc la violence. Cela nous renvoie encore aux modèles masculins normalisés depuis des années. Pour certains hommes, c'est très compliqué de comprendre pourquoi leur attitude est condamnable car c'est cette banalisation qui est remise en question. Jamais ils ne se sont sentis menacés à l'idée d'exercer cette violence. L'immense majorité d'entre nous s'est construite sur des stéréotypes.
De manière générale, je pense que l'on associe aux auteurs de violences conjugales une représentation naturellement monstrueuse. On considère toujours que "c'est l'autre", que ça ne peut pas être soi, on ne se sent pas concerné face à que l'on perçoit comme de la "déviance". Ces violences ne nous concerneraient pas.
Mon précédent livre, Ne t'arrête pas de courir, racontait l'histoire d'un multirécidiviste qui essayait de changer. J'ai rencontré beaucoup de criminels au cours de mon processus d'écriture. Et quand on rencontre ces gens, on est frappé, et c'est flippant, par leur grande humanité : par le fait qu'ils nous ressemblent en tout point. Un homme sympa et gentil peut être un homme violent. C'est d'ailleurs l'éternel passage obligé des témoignages de voisinage suite à un féminicide : "On tombe des nues, c'était quelqu'un de gentil, qui tenait toujours la porte...".
M.P : Bien sûr. J'étais en train de terminer le montage de ma série en six épisodes sur les violences masculines pour France Culture quand je suis tombé sur cette interview. J'ai trouvé cette prise de parole extrêmement forte et émouvante. Ca se voit qu'Adèle Haenel parlait avec ses tripes sur le plateau. Et ce qu'elle disait résumait toute mon immersion. L'ampleur de la tâche, celle des violences masculines, de ce qu'il fallait faire pour que les hommes changent. Cette phrase, je l'avais ajoutée en signature, à la toute fin de cette série documentaire.
M.P : Je ne pense pas qu'il soit possible de "réparer un homme violent" en fait, comme on réparerait une lampe cassée. Un terme très à propos à l'heure où l'on parle beaucoup de "déconstruction". Mais ce n'est parce que je ne relate pas beaucoup de prises de conscience que ces groupes ne servent à rien.
C'est un dispositif qui ne prétend pas résoudre un problème beaucoup plus vaste. C'est très compliqué de changer quelqu'un, particulièrement quand cette personne a quarante, cinquante ans, pour certains, plus.
M.P : Oui, cette formulation s'y réfère évidemment. Personnellement, j'ai foi en la propension des hommes, de l'être humain, à changer. On est dans une société qui a décidé depuis maintenant 41 ans d'abolir la peine de mort. C'est signe d'une conviction, celle de la réintégration de ceux qui ont purgé leur peine.
Ces hommes violents à mon sens ne sont pas foutus. Ils doivent engager un travail sur eux-mêmes. C'est là que tout se joue, là, et dans la nécessité de couper le cycle de la violence, en transmettant à nos enfants d'autres valeurs. C'est là que le "Comment faire" devient un "Qu'est-ce qu'on peut faire, nous tous ?".
Toute cette réflexion me fait d'ailleurs penser au titre de cet essai, republié chez Divergences, de l'autrice afroféministe bell hooks : La volonté de changer.
Nos pères, nos frères, nos amis, par Mathieu Palain, Editions Les arènes, 250 p.